Questions à... Marie Rodet, senior lecturer à la Shool of Oriental and African Studies (SOAS, Londres) et Elara Bertho, chargée de recherche au CNRS (Sciences Po Bordeaux).
Qui était Djiguiba Camara ?
Djiguiba Camara est un interprète et chef
de canton à la carrière tout à la fois longue et mouvementée. Il est le
quatrième fils de Kéoulé Camara, qui fut l’un des membres du conseil restreint
de Samori Touré mais qui signa l’armistice avec les Français en 1893. Comme
gage à la signature du traité de paix, il fut envoyé à l’« école des otages », l’école des chefs de Kayes. En 1900, il en sort interprète et se
lance dans une carrière au service de l’administration française riche en
rebondissements. Accusé régulièrement de malversations ou d’entrave au
déroulement de la justice, il est révoqué mais souvent employé de nouveau. De
1914 à 1928, il devient employé de la succursale de la Banque de l’Afrique
Occidentale de Conakry. Lorsque son frère meurt en 1928, il est nommé chef du
canton de Damaro pour le remplacer, et choisi parmi d’autres précisément pour
sa connaissance du français et des rouages de l’administration.
À Damaro, il fait figure de chef modèle et
est extrêmement bien noté par ses supérieurs. Il introduit la charrue, il
aménage des plantations, il introduit les caféiers dans la région, il construit
des écoles, il perce une route dans le col du Simandougou qui désenclave la
région – réalisée néanmoins grâce au travail forcé. Ses archives personnelles
conservée dans sa famille à Damaro témoignent de sa grande activité lors de ces
années. Abonné au Journal Officiel de la Guinée, il incarne la
« modernité » dans la gestion du canton. Il rédige de nombreuses
lettres, il compile les sources orales de la région, il dresse des généalogies,
il consigne les mythes de fondation des malinkés.
En 1952, il est élu aux élections de
l’Assemblée territoriale comme suppléant de Paul Téteau sur la liste « de
défense des intérêt ruraux ». Suite
à son décès, Djiguiba Camara le remplace jusqu’aux nouvelles élections
organisées en 1953 que remporte le jeune Sékou Touré. Djiguiba Camara fut donc
l’un de ses tout premiers opposants, Sékou Touré prônant déjà l’abolition de la
chefferie de canton.
De 1928 à sa mort en 1963, Djiguiba Camara
n’a cessé de compiler les récits de sa région dans un tapuscrit d’une centaine
de pages qu’il intitule « Histoire locale ». Regroupant les
informations données notamment par sa famille – et certainement par son père –,
ce document est tout à fait intéressant sur les premières années du règne de
Samori Touré. Il s’agit de l’une des sources africaines les plus longues sur
l’empereur du Wassoulou, qui est très prolixe sur les alliances entre les
chefferies au début de son ascension.
Lettre adressée à Djiguiba Camara (Archives de la famille Camara, Damaro)
Quel lien entretenait-il avec Yves Person ?
Yves Person réalisa une thèse monumentale
sur Samori, en trois volumes, publiée à l’Institut Fondamental d’Afrique Noire,
de 1968 à 1975. Il effectua la majeure partie de ses recherches lorsqu’il était
administrateur colonial de 1955 à 1962, notamment en Guinée, dans le berceau de
l’empire de Samori.
C’est donc en tant qu’administrateur, lors
de ses tournées, qu’il interrogeait les chefs de village sur les traditions
orales et sur le règne de Samori Touré. Et c’est à ce titre qu’il rencontra
Djiguiba Camara, qu’il cite comme l’un de ses meilleurs informateurs parmi les
861 personnes interrogées. Djiguiba Camara lui cède son tapuscrit, qui est
toujours aujourd’hui conservé dans les archives personnelles d’Yves Person,
déposées à la Bibliothèque de Recherches Africaines de Paris 1. Dans sa
bibliographie, Person dit que le chef de canton lui a livré le texte
« avec difficultés ». Selon ses descendants, au premier rang desquels
son fils, Daouda Damaro Camara, Yves Person aurait promis à Djiguiba Camara une
publication future qui n’a jamais été réalisée.
Résidence à Damaro, de Djiguiba Camara, chef de canton (crédit Marie Rodet)
En quoi peut-on dire qu’il a influencé
l’histoire de Person ?
Yves Person cite Djiguiba Camara à de
nombreuses reprises dans sa très volumineuse thèse. Néanmoins, les sources
africaines ne sont que numérotées – Djiguiba a par exemple le numéro 5 en fin
de chapitre.
Dans le contexte de la recherche
universitaire française des années 1960, Yves Person a fait figure de pionnier
en s’intéressant aux sources orales et en entreprenant des enquêtes à très
vaste échelle. Il n’hésite pas à se fier à Djiguiba Camara, ainsi, pour
démentir une source française, ce qui était à l’époque révolutionnaire. Sur la
mort des frères de Samori Touré devant les murs de Sikasso, les descriptions de
Péroz dans Au Niger, récits de campagnes
1891-1892, sont jugées « grand-guignolesques », et c’est le texte
de Djiguiba Camara qui est cité à l’appui de la démonstration. En quelque
sorte, Yves Person militait, en avance sur son temps, pour une « histoire
à parts égales ». Pour autant, il faut signaler que ces sources africaines
n’avaient pas un statut rigoureusement équivalent aux sources européennes,
puisqu’elles n’étaient citées que sous un numéro, reléguées en fin de chapitre,
sans aucune information sur la méthodologie, sur l’auteur ou sur les
circonstances de la collecte.
Les descendants de Djiguiba Camara accusent
Yves Person d’avoir plagié leur aïeul. Sans statuer sur ce point, il est
intéressant de noter que cette source a été abondamment utilisée, notamment
pour les premières années du règne de Samori Touré et pour l’organisation de
l’empire. Il est certain que ces sources écrites africaines méritent d’être
publiées et d’être aujourd’hui redécouvertes.
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La série «L’interprète» sur Africa4
[ Louis Anno. Profession : interprète (Côte d’Ivoire, c. 1880-1900) #1 ]
[ L’Athènes de l’Afrique (1827-1876) #2 ]
[ Marc Rabibisoa, interprète et diplomate de la monarchie Merina (1868-1899) #3 ]
[ Des interprètes devenus gouverneurs coloniaux #4 ]
[ «L’école des otages» de Saint-Louis du Sénégal (1855-1909) #5 ]
[ Lost in translation : Kringer et le roi Georges (Gabon, XIXe siècle) #6 ]
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