Menu
Libération
Blog «Africa4»

Djiguiba Camara : interprète de l'histoire de Samori Touré

Blog Africa4dossier
Série "L'interprète" #7 Africa4 revient sur la figure de l'interprète, du traducteur. Cet oublié de l'histoire est en réalité à la pointe des contacts entre les sociétés et un acteur essentiel de l'histoire de l'Afrique et de l'océan Indien entre le XIXe siècle et le XXe siècle.
Portrait de Djiguiba Camara, exposé à Damaro (Archives personnelles de la famille Camara, Damaro)
publié le 7 mars 2018 à 8h36

Questions à... Marie Rodet, senior lecturer à la Shool of Oriental and African Studies (SOAS, Londres) et Elara Bertho, chargée de recherche au CNRS (Sciences Po Bordeaux).

Qui était Djiguiba Camara ?

Djiguiba Camara est un interprète et chef de canton à la carrière tout à la fois longue et mouvementée. Il est le quatrième fils de Kéoulé Camara, qui fut l’un des membres du conseil restreint de Samori Touré mais qui signa l’armistice avec les Français en 1893. Comme gage à la signature du traité de paix, il fut envoyé à l’« école des otages », l’école des chefs de Kayes. En 1900, il en sort interprète et se lance dans une carrière au service de l’administration française riche en rebondissements. Accusé régulièrement de malversations ou d’entrave au déroulement de la justice, il est révoqué mais souvent employé de nouveau. De 1914 à 1928, il devient employé de la succursale de la Banque de l’Afrique Occidentale de Conakry. Lorsque son frère meurt en 1928, il est nommé chef du canton de Damaro pour le remplacer, et choisi parmi d’autres précisément pour sa connaissance du français et des rouages de l’administration.
À Damaro, il fait figure de chef modèle et est extrêmement bien noté par ses supérieurs. Il introduit la charrue, il aménage des plantations, il introduit les caféiers dans la région, il construit des écoles, il perce une route dans le col du Simandougou qui désenclave la région – réalisée néanmoins grâce au travail forcé. Ses archives personnelles conservée dans sa famille à Damaro témoignent de sa grande activité lors de ces années. Abonné au Journal Officiel de la Guinée, il incarne la « modernité » dans la gestion du canton. Il rédige de nombreuses lettres, il compile les sources orales de la région, il dresse des généalogies, il consigne les mythes de fondation des malinkés.
En 1952, il est élu aux élections de l’Assemblée territoriale comme suppléant de Paul Téteau sur la liste « de défense des intérêt ruraux ». Suite à son décès, Djiguiba Camara le remplace jusqu’aux nouvelles élections organisées en 1953 que remporte le jeune Sékou Touré. Djiguiba Camara fut donc l’un de ses tout premiers opposants, Sékou Touré prônant déjà l’abolition de la chefferie de canton.
De 1928 à sa mort en 1963, Djiguiba Camara n’a cessé de compiler les récits de sa région dans un tapuscrit d’une centaine de pages qu’il intitule « Histoire locale ». Regroupant les informations données notamment par sa famille – et certainement par son père –, ce document est tout à fait intéressant sur les premières années du règne de Samori Touré. Il s’agit de l’une des sources africaines les plus longues sur l’empereur du Wassoulou, qui est très prolixe sur les alliances entre les chefferies au début de son ascension.

Lettre adressée à Djiguiba Camara (Archives de la famille Camara, Damaro)

Quel lien entretenait-il avec Yves Person ?
Yves Person réalisa une thèse monumentale sur Samori, en trois volumes, publiée à l’Institut Fondamental d’Afrique Noire, de 1968 à 1975. Il effectua la majeure partie de ses recherches lorsqu’il était administrateur colonial de 1955 à 1962, notamment en Guinée, dans le berceau de l’empire de Samori.
C’est donc en tant qu’administrateur, lors de ses tournées, qu’il interrogeait les chefs de village sur les traditions orales et sur le règne de Samori Touré. Et c’est à ce titre qu’il rencontra Djiguiba Camara, qu’il cite comme l’un de ses meilleurs informateurs parmi les 861 personnes interrogées. Djiguiba Camara lui cède son tapuscrit, qui est toujours aujourd’hui conservé dans les archives personnelles d’Yves Person, déposées à la Bibliothèque de Recherches Africaines de Paris 1. Dans sa bibliographie, Person dit que le chef de canton lui a livré le texte « avec difficultés ». Selon ses descendants, au premier rang desquels son fils, Daouda Damaro Camara, Yves Person aurait promis à Djiguiba Camara une publication future qui n’a jamais été réalisée.
Résidence à Damaro, de Djiguiba Camara, chef de canton (crédit Marie Rodet)
En quoi peut-on dire qu’il a influencé l’histoire de Person ?
Yves Person cite Djiguiba Camara à de nombreuses reprises dans sa très volumineuse thèse. Néanmoins, les sources africaines ne sont que numérotées – Djiguiba a par exemple le numéro 5 en fin de chapitre.
Dans le contexte de la recherche universitaire française des années 1960, Yves Person a fait figure de pionnier en s’intéressant aux sources orales et en entreprenant des enquêtes à très vaste échelle. Il n’hésite pas à se fier à Djiguiba Camara, ainsi, pour démentir une source française, ce qui était à l’époque révolutionnaire. Sur la mort des frères de Samori Touré devant les murs de Sikasso, les descriptions de Péroz dans Au Niger, récits de campagnes 1891-1892, sont jugées « grand-guignolesques », et c’est le texte de Djiguiba Camara qui est cité à l’appui de la démonstration. En quelque sorte, Yves Person militait, en avance sur son temps, pour une « histoire à parts égales ». Pour autant, il faut signaler que ces sources africaines n’avaient pas un statut rigoureusement équivalent aux sources européennes, puisqu’elles n’étaient citées que sous un numéro, reléguées en fin de chapitre, sans aucune information sur la méthodologie, sur l’auteur ou sur les circonstances de la collecte.
Les descendants de Djiguiba Camara accusent Yves Person d’avoir plagié leur aïeul. Sans statuer sur ce point, il est intéressant de noter que cette source a été abondamment utilisée, notamment pour les premières années du règne de Samori Touré et pour l’organisation de l’empire. Il est certain que ces sources écrites africaines méritent d’être publiées et d’être aujourd’hui redécouvertes.

---

La série «L’interprète» sur Africa4

---

Suivez-nous sur notre page Facebook.

---