Au début de son roman-feuilleton la République de Mek-Ouyes (P.O.L, 2001), Jacques Jouet imaginait il y a près de vingt ans un routier pris de ras-le-bol, auquel venait soudain l'idée de planter son semi-remorque en travers d'une entrée d'aire d'autoroute. «Moi, particulier nommé Mek-Ouyes, je décide de créer ma propre république, la république de Mek-Ouyes, qui vivra certainement d'une vie profonde et forte, déclarait le séditieux. J'ai tout ce qu'il faut. J'ai un territoire : l'ex-aire de repos autoroutière de La Bouscaille, que je n'ai pas de raison de chercher à agrandir ; un peuple : moi ; des ressources capables de donner à ma république l'indépendance qu'il lui faudra : les 40 tonnes de mon chargement.» Du lisier de porc, en l'occurrence, agressif à souhait aux narines, et susceptible, passé un certain délai, de devenir aussi explosif qu'une bombe.
Je me rappelle ma jubilation à lire la simplicité avec laquelle s’accomplissait cette émancipation. Sans grands discours préalables. Sans préméditation, presque. Magie performative du langage : je me déclare indépendant, donc je le suis. Aussitôt la planète entière se trouvait obligée de composer avec Mek-Ouyes. De lui envoyer des émissaires, des forces de l’ordre, des espions. Contre quoi se rebellait Mek-Ouyes ? Contre la vacherie du monde. Contre le cours des choses, trop salement enclin à rester dans son lit. Contre notre passivité à tous. C’était une révolte épidermique, indéterminée, absolue. Rien que de très légitime, on en conviendra.
En découvrant les récentes images de la ZAD de Bure, j’ai retrouvé un peu de l’enthousiasme enfantin que m’avait procuré le roman de Jacques Jouet. Cabanes perchées à vingt mètres de haut dans les arbres. Elu solidaire enfilant un masque de hibou. Centaines de gendarmes alignés parmi les champs nus comme pour un jeu de l’épervier géant, chargés de cette mission à peine croyable : empêcher qu’une poignée d’hurluberlus costumés en oiseaux atteigne un bois. Bonheur de ce constat incrédule : c’est pour de vrai. Ces scènes se déroulent en ce moment même, dans un petit coin de la Meuse pas moins fou que la Manche de Don Quichotte.
Et si, l’air de rien, un nouveau mode de lutte était en train de se répandre ? Stationnaire, gadoueux, fondé sur l’autoenlisement plutôt que sur la prise héroïque de palais d’Hiver, mais victorieux comme peu d’autres avant lui ?
En expulsant de force, le 22 février, la quinzaine de zadistes qui occupaient le bois Lejuc, le gouvernement entendait envoyer un message de fermeté : il n’y aura pas un deuxième Notre-Dame-des-Landes. Il a obtenu l’effet inverse. Alors que des associations d’habitants peinaient depuis près de vingt ans à alerter l’opinion, l’attention médiatique est gagnée. Un front va s’élargissant. Bure, prochaine ZAD d’intérêt national - c’est en bonne voie. A Notre-Dame-des-Landes, il ne s’agissait «que» d’un aéroport. A Bure, ce sont les déchets nucléaires de tout un pays qu’on projette d’enfouir.
Sans les zadistes, on saurait à peine l’existence du projet ; aucun débat n’aurait lieu ; aucun rappel de cette face sombre du nucléaire, moins volontiers décrite que sa supposée «propreté» : les millions de tonnes de déchets radioactifs qu’il produit, et qu’il faut bien, pour 100 000 ans, caser quelque part. Grâce à une poignée de hiboux mal nichés, on apprend qu’existe déjà une trentaine de sites de stockage en France ; que celui de La Hague est dans un état alarmant ; que l’Agence de sûreté nucléaire elle-même pointe des insuffisances quant au projet de Bure. On découvre que nos déchets étaient jusqu’en 2010 fourgués à une entreprise russe ; qu’aujourd’hui encore, au Niger, Areva abandonne tranquillement ses résidus d’extraction d’uranium à l’air libre, à trois kilomètres à peine de la ville d’Arlit. L’idée fait son chemin, même au pays de l’évidence nucléaire, qu’un minimum de réflexion collective sur ces questions pourrait n’être pas superflu.
Mais il y a plus : le joyeux brio avec lequel s’ébattent les zadistes. Sans agressivité outre mesure. Avec pour totem l’animal de la sagesse - pas le loup ni le renard, non : le hibou. Avec une note de déconnade potache, aussi. Volons jusqu’au bois Lejuc y construire une vigie ! Semons les vilains gendarmes ! Un peu d’enfance retrouvée. Victoire poétique. Victoire du jeu. Est-ce que ça ne vaut rien, la poésie, l’humour ? Est-ce que cela comptera pour zéro, au moment de casser tous notre pipe ? Hourra pour eux ! Cap sur Bure !
Cette chronique est assurée en alternance par Thomas Clerc, Camille Laurens, Sylvain Prudhomme et Tania de Montaigne.