Il ne s'est pas trouvé un seul député
européen, pas un seul, en 1h30 de débat pour voler au secours d'une Commission
engluée depuis trois semaines dans le « Selmayrgate ». Pire pour
Jean-Claude Juncker, le président de l'exécutif européen, et pour Martin
Selmayr, son chef de cabinet allemand qu'il a propulsé « secrétaire
général » de la Commission au terme d'une procédure pour le moins
contestée: ils ont été lâchés par les conservateurs du PPE, y compris allemands,
le premier groupe de l'Assemblée. « Non ce
n'est pas l'Allemagne qui a demandé nomination de Martin Selmayr : nous,
on ne nomme pas des gens sans expérience », a méchamment taclé l'un des
pontes de la CDU au Parlement européen, Werner Langen, qui a rappelé que le nouveau
secrétaire général n'avait jamais dirigé un service depuis son entrée à la
Commission en 2004 puisqu'il n'a été que porte-parole puis chef de cabinet:
« il n'est pas l'homme qu'il faut pour diriger une administration de
33.000 personnes ». Et de clamer : « c'est un coup
d'Etat ! » Ambiance.
Les députés, comme c'était
prévisible, ont très mal pris que Juncker ne vienne pas s'expliquer en personne
sur cette promotion qu'il a décidée seul –ou qui lui a été dictée par Selmayr,
on ne sait pas très bien. Il a préféré envoyer son commissaire en théorie
chargée de l'administration, l'Allemand de la CDU Gunther Oettinger, qui a pourtant
découvert la manœuvre la veille de la réunion du collège des commissaires du 21
février qui a validé en moins d'une minute la promotion de Selmayr de la
fonction de directeur à celle de secrétaire général adjoint, un poste pour
lequel il était l'unique candidat, puis à celle de secrétaire général après la
démission « surprise » du titulaire de la fonction (le procès-verbal de cette réunion a été adopté sans coup férir et est ici).
«Vous nous prenez pour des imbéciles»
Dans ces conditions, pas
facile de défendre l'indéfendable. Mais Oettinger n'a même pas été capable
d'assurer un service minimum : il a réussi l'exploit de se montrer d'une
médiocrité qui a sidéré les eurodéputés. Durant ses deux interventions, il a
répété en boucle que la procédure avait été suivie à la lettre, ce qui a
déclenché l'ire des eurodéputés : « Monsieur Oettinger, vous nous
prenez pour des imbéciles », lui a ainsi lancé, agacée, la libérale
néerlandaise Sophie In't Veld quand d'autres lui reprochaient de les traiter
comme des « enfants ». « J'avais presque pitié de lui »,
m'a confié un député souverainiste.
La principale surprise de ce premier débat
(sans vote) est venue du PPE auquel Jean-Claude Juncker doit sa nomination à la
tête de la Commission et Selmayr sa carrière. Parlant au nom du groupe conservateur, la Française
Françoise Grossetête (LR) n’y a pas été de main morte : « Nous avons
fait campagne pour une Union enfin politique, où le politique prendrait le pas
sur l’administration. Et voilà que, grâce à une mystification digne d’un régime
totalitaire, des fonctionnaires non élus prennent de facto les rênes de
l’institution au nez et à la barbe de nos 27 commissaires, prévenus en dernière
minute et sans qu’ils aient eu leur mot à dire ». Elle a martelé que « les
institutions européennes n’appartiennent pas aux hauts fonctionnaires, mais aux
citoyens européens. Les premiers sont là pour servir les seconds et non pas
pour se servir eux-mêmes ». Il n’est pas anodin que le secrétaire général
du groupe du PPE, lui-même Allemand de la CDU, ait confié cette charge à une
Française : c’est un signal du malaise qui règne outre-Rhin face à cette
auto-promotion brutale. Comme par hasard d’ailleurs, le parrain politique de
Selmayr, Elmar Brok, n’était pas présent à Strasbourg…
«Le parachutage d’assaut du capitaine Selmayr»
Même tonalité chez les socialistes où la
Française Pervenche Berès a pointé, article par article, le non-respect du
statut des fonctionnaires européens, une bible votée par le Parlement européen
et le Conseil des ministres (où siègent les États) pour conclure que
« Selmayr n’a pas les compétences juridiques pour devenir secrétaire
général », rejoignant en cela Werner Langen. Les Libéraux, par la voix de
Sophie In’t Veldt, n’ont pas été plus tendres : l’affaire Selmayr
« détruit toute la crédibilité de l’Union européenne comme championne de
l’intégrité et de la transparence dans l’administration publique, alors que la
confiance du public est au plus bas ». Philippe Lamberts, le coprésident
du groupe Vert, a lui aussi dénoncé « le parachutage d’assaut du capitaine
Martin Selmayr » qui « relève d’un aveuglement coupable de
Jean-Claude Juncker » à l’égard d’un homme qui « poursuit sur le
chemin d’une centralisation autoritaire, d’une caporalisation des
fonctionnaires invités à l’obéissance plutôt qu’à la créativité, dans le mépris
total de l’esprit de collégialité avec pour objectif de ne plus avoir qu’une
ligne et de ne plus voir qu’une face : les siennes ». L’affaire est
d’autant plus grave, selon lui, que derrière Selmayr, il y a le système
PPE : « il est de notoriété publique que c’est d’abord et avant tout
l’homme d’un parti, dont l’objectif premier est d’asseoir son hégémonie sur les
affaires européennes », a conclu le député vert. Son collègue allemand,
Sven Giegold, a surenchéri : « tout dans cette affaire empeste le
népotisme ».
Devant ce feu d’artifice des partis
europhiles, les partis eurosceptiques et europhobes n’ont guère eu à en
rajouter, tout à leur joie de voir Juncker fournir la corde qui pourrait bien
le pendre… « Nous avons bien eu raison de quitter cette UE » a ainsi
jubilé Nigel Farage l’un des artisans du Brexit. C’est d’ailleurs bien la
raison de la colère des pro-européens face à un Selmayrgate qui tombe en
pleines négociations de sortie de la Grande-Bretagne et à un an des élections
européennes : « quoi de mieux pour nourrir le discours anti-élites ?
Quoi de mieux pour donner du grain à moudre aux eurosceptiques et entretenir le
mythe d’une Europe technocratique » s’est inquiété FrançoiseGrossetête.
Des partis eurosceptiques à la fête
Face à ce déluge, Oettinger en
a été réduit à lamentablement dénoncer un complot anti-allemand, Selmayr, déclenchant
l'hilarité des députés y compris Allemand… Il fallait en effet oser quand on connait
le (sur)poids des Allemands dans les institutions bruxelloises. Bref, la « non affaire », pour reprendre l'expression
employée par les porte-paroles de la Commission, s'est transformée en bombe à
retardement pour l'exécutif européen. Comme l'a tweeté menaçant au cours de ce débat
qui a viré au pugilat, Guy Verhostadt, le président du groupe libéral :
« si la Commission ne fait pas attention, elle connaitra le même sort que
la Commission Santer » contrainte à la démission en mars 1999 à cause des
emplois fictifs distribués par la commissaire française Édith Cresson.
On n’en est pas encore là, mais le Parlement a
décidé, à l’unanimité, de confier à sa puissante Commission du contrôle
budgétaire (COCOBU) une enquête sur les conditions de la fulgurante ascension
de Selmayr. En avril, les députés décideront s’ils votent une résolution qui
pourrait aller jusqu’à placer la Commission sous surveillance ou, carrément,
s’ils refusent la décharge budgétaire, ce qui ne pourra qu’aboutir à la chute
de Juncker. Quoi qu’il en soit, la page Juncker, à la suite de cet incroyable
faux-pas, est déjà tournée.
N.B.: on en parle dans le WSJ et dans le NYT, la classe ;-)