Et si les dirigeants occidentaux et leurs opinions publiques devaient accepter leur incapacité à régler militairement des conflits régionaux qui leur échappent ? Bertrand Badie, spécialiste des relations internationales, estime que les grandes puissances ne sont plus en mesure d’imposer leurs vues par la force. Le faible est devenu plus fort. L’émiettement du monde fait que les guerres n’opposent plus un Etat à un autre. Elles naissent de la décomposition de sociétés comme en Libye, en Irak ou en Syrie.
A propos de la Syrie, on entend beaucoup dire : «On ne fait rien.» L’Europe «ne fait rien», la France «ne fait rien»…
Mais la France, comme l’Europe, est impuissante à régler militairement le conflit syrien. Nos dirigeants et l’opinion publique semblent en rester au Congrès de Vienne, à une époque où la puissance était l’instrument naturel et efficace pour résoudre les conflits. Cette confiance dans la puissance devait s’étendre au-delà des mers aux peuples soumis ou à ceux qui venaient de s’émanciper. Ce temps a été prolongé par la guerre froide et la bipolarité. L’URSS et les Etats-Unis, chacun dans sa sphère d’influence, parvenaient encore, plus ou moins bien, à maintenir l’ordre. La faille, dont nous n’avons toujours pas mesuré l’ampleur, se produit avec les guerres de décolonisation. On croyait encore que le fort l’emportait sur le faible, quand la guerre d’Algérie pour la France, le Vietnam pour les Etats Unis et l’Afghanistan pour l’URSS, ont montré qu’en réalité le «faible» l’emporte politiquement sur le «fort». En Syrie, comme ailleurs, la puissance est devenue impuissante.
La guerre a changé de forme ?
Evidemment. C’est clair en Syrie. La guerre implique de moins en moins d’acteurs étatiques, ou qui aspirent à le devenir. Elle est menée à l’initiative d’acteurs sociaux variés, ces anonymes de la politique internationale. On le voit bien dans le réduit de la Ghouta orientale, où coexistent trois milices islamistes animées par des chefs qui se haïssent et échappent à tout contrôle. L’une a, plus ou moins, le soutien de l’Arabie Saoudite, l’autre revendique une proximité avec le Qatar, mais ni Ryad ni Doha ne pèsent réellement.
Les grandes puissances sont impuissantes ?
Oui, il faut le marteler. La puissance n’est efficace que contre son semblable. Dans un combat asymétrique le plus faible a d’autres moyens d’agir et de déjouer la puissance militaire. On est face à un jeu social dont la compréhension nous échappe. La puissance n’est plus une solution, elle devient même un problème.
Pourquoi sommes-nous attachés à cette vision des choses qui veut que nous devions intervenir ?
Il y a la rencontre de deux illusions. Celle, ancienne, qui veut que les vieilles puissances du Nord sont omnipotentes. L’autre, plus récente, formée à partir de ce marché de la pitié qui donne bonne conscience aux pays riches confrontés à des champs de bataille installés au Sud. Ce paradoxe de l’humanitarisme, déjà décrit, est tellement présent dans l’inconscient occidental que nous pensons encore pouvoir sauver le monde en usant de notre force ou de notre compassion : c’est le syndrome Bernard-Henri Lévy.
L’Occident saurait ce qu’il faut faire ?
Il le croit en tout cas. Je suis tenté de faire un rapprochement avec le football. Vous avez des Etats qui jouent en première division et qui n'ont aucune envie de perdre leur rang. Des puissances émergentes, régionalement fortes, qui voudraient accéder à la division supérieure, et les petites nations cantonnées en division d'honneur. Dès qu'un conflit d'envergure se déclenche, se met en place un «groupe de contact», une troïka, un quartet, ou un quintet, venus de la première division. Les vieilles puissances arrivent avec leur «appel à la retenue» et leurs solutions toutes faites, pour être en bonne place à la table de négociation. Leur visibilité dans le processus de paix semble plus importante que la résolution du conflit.
Cette illusion de puissance est-il un prolongement de la colonisation ?
Ça ne fait aucun doute. La décolonisation a été plus formelle que réelle. La hiérarchie des nations reste immuable. Quand on a voulu «régler» la question libyenne on a constitué un groupe de contact dans lequel il n’y avait qu’un seul pays africain, et encore a-t-on choisi le Maroc dont on connaît la proximité avec les pays du Nord. L’idée que des Etats du Sud puissent jouer un rôle réel dans le règlement de conflits internationaux reste insupportable pour les «grands».
La France doit apprendre à devenir petite ?
En tout cas égale aux autres nations. J'ai titré mon dernier livre Nous ne sommes plus seuls au monde (1). Nous en restons à une vision du monde qui date d'un temps où l'Europe était seule au monde. Nous savons toujours, à propos de tout et de tout le monde, ce qu'il convient de faire, à l'encontre de ce proverbe bambara qui rappelle sagement qu'«on ne peut pas raser la tête de quelqu'un en son absence».
Comment expliquer que cette illusion de grandeur perdure ?
C'est devenu une marchandise électorale. Jouer du prestige international pour se restaurer sur le plan de la politique intérieure. C'est ce que Sarkozy a voulu faire avec la Libye, ce que Hollande a fait avec le Mali, quand il prétendait que sa visite à Tombouctou libéré était «le plus beau jour de sa vie d'homme politique». Ce qui explique aussi l'actuel suraffichage des initiatives de politique étrangère. Pour réussir dans ces nouvelles relations internationales, il faut au contraire être modeste, apprendre des acteurs directs.
Pourquoi cette exception française ?
Il y a ce vent mauvais de néoconservatisme qui a soufflé des Etats-Unis vers la France après l’accession au pouvoir de George W. Bush. A la fin du dernier mandat de Jacques Chirac, puis avec Sarkozy et Hollande, l’influence néoconservatrice a été profonde, fondée sur l’illusion de puissance. Obama avait changé d’optique, sans théoriser ce virage. Trump, vous le remarquerez, n’est pas un néoconservateur, mais un nationaliste, ce qui ne le rend pas plus rassurant pour autant ! Il reste, pour l’instant, prudent quant à l’engagement des forces américaines. Nous verrons ce qu’il en sera avec la Corée du Nord.
Que peuvent faire les Occidentaux en Syrie ?
En tant que tels, peu de chose, sinon de jouer leur rôle dans les instances multilatérales. La solution est davantage à l’échelle locale et régionale, tandis que, face aux décompositions institutionnelles et sociales qui commandent cette nouvelle belligérance, le traitement est social et politique plus que militaire. Il faut sortir de la décomposition des Etats-nations construits plus ou moins artificiellement. C’est vrai en Syrie ou au Mali.
Personne ne porte cette parole du non-interventionnisme ?
Obama a été courageux de ce point de vue même s'il n'a pas su en faire une doctrine. En France, je ne vois personne. Le PS a abandonné cet effort d'invention d'une nouvelle politique étrangère et il ne reste plus que quelques individualités à gauche pour la promouvoir. Emmanuel Macron candidat a dit qu'il fallait mettre fin à ce néoconservatisme français, et limiter les interventions militaires : en prend-il vraiment le chemin ? Le syndrome de Zorro perdure. Aux Etats-Unis, des chercheurs influents travaillent sur cette idée de fin de l'hégémonie. Richard Ned Lebow et Simon Reich, les auteurs de Good-Bye Hegemony!, vont dans ce sens. Le très prudent Robert Keohane a écrit After hegemony. Ces idées avancent.
(1) La Découverte, mars 2016, 252 pp., 13,90 €.