«Si les vices triomphent, si d'autres grands ont pris la place des premiers, si les supplices ne poursuivent point les conspirateurs cachés, fuyons dans le néant, ou dans le sein de la divinité : il n'y a pas eu de révolution ; il n'y a ni bonheur ni vertu à espérer sur la Terre.» Ainsi parle Saint-Just dans un moment mélancolique où il entrevoit ce qui se joue dans ce suspens : un monde dépourvu de l'espérance de l'égalité entre les hommes, un monde où le bonheur non seulement ne serait pas accessible à tous, mais pour ceux qui y accéderaient, serait noué à l'ignominie d'un bonheur soustrait à d'autres.
Nous y sommes sans doute quand, aujourd’hui, en Algérie, un jeune homme de 20 ans, qui travaille dans un abattoir d’Alger, explique qu’il a dans sa tête «un rond-point», et qu’il n’envisage que deux chemins à prendre in fine, passer de l’autre côté de la mer ou se suicider. Qu’il ne veut ni se droguer ni se remplir la tête, comme il dit dans le documentaire de Hassen Ferhani, programmé au Forum des images dans le cadre du festival 100 % Doc, il y a tout juste une semaine (1).
Mais de l’autre côté de la mer, Matteo Salvini, qui dirige la Ligue du Nord et dont l’alliance avec Forza Italia est arrivée en tête aux législatives italiennes du 4 mars, a fait sa propagande en venant dormir dans un centre d’hébergement pour migrants en Calabre. Il voulait montrer que l’Italie dépense trop pour ces étrangers qui disposent alors d’un lit, d’un bout de jardin et de programmes télé captés par paraboles. La survie des uns entamerait le niveau de vie des autres, et il faudrait que cela cesse. Le bonheur au sens où l’entendaient les révolutionnaires français est, semble-t-il, inaccessible en Algérie, c’est aussi une idée oubliée en Europe par cette extrême droite italienne en sympathie avec le Front national (FN), mais pas seulement par elle.
Où résidait le caractère neuf du bonheur en 1793 ? Dans la nécessité de ne pouvoir le concevoir que comme effet d’une liberté réciproque entre tous les êtres humains, un bonheur qui supposait de penser la commune humanité.
C’est pourquoi il avait fallu penser des droits entièrement neufs qui feraient de la «poursuite du bonheur» selon la formule américaine, un idéal réalisé, certes par des individus, mais dans des conditions sociales pensées pour tous, des conditions sociales d’égalisation. Ce sont les nouveaux droits créances de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1793 qui affirment que la société est en dette à l’égard des individus et qu’effectivement elle leur doit assistance et instruction. Ce sont les manières de penser la redistribution des richesses par l’impôt, le prélèvement coercitif sur les riches, la distribution de terres. Là résidait sans doute en 1793 la nouveauté du bonheur en Europe, une nouvelle capacité à vouloir trouver les moyens de réduire les écarts sociaux et de refuser l’indignité de la misère. Pourtant les conditions du bonheur révolutionnaire ne sont pas données par ces seuls nouveaux droits, mais bien par la vigilance constante de chaque citoyen à protéger la liberté réciproque de chacun comme condition de la liberté de tous. Cette liberté, il s’agit de la fonder mais aussi de la protéger, car chacun peut craindre dans le combat terrible de la liberté contre la tyrannie, de voir les forces révolutionnaires s’épuiser et la Révolution rétrograder.
Nous n’en sommes plus aujourd’hui à la crainte mais au constat. Les tentatives révolutionnaires sont des trésors perdus. Que faudrait-il inventer pour refaire du bonheur une idée d’aujourd’hui ? Refuser que l’Europe soit un objet de désir effrayant, un monstre qui dévore les enfants qui veulent y prendre pied, tout simplement parce que cette Europe-là est non contemporaine. Non conséquente à l’heure d’un savoir post-colonial qui fait de l’Europe un espace endetté à l’égard des Sud qui de toutes sortes de manières réclament leurs droits créances. Non contemporaine à l’heure d’un savoir écologique qui nous informe du fait que les migrations climatiques ont à peine commencé.
Refaire du bonheur révolutionnaire une idée d’aujourd’hui réclame alors de convoquer l’utopie, celle qui oserait imaginer les villes de demain construites par les migrants d’aujourd’hui, dans les montagnes italiennes et françaises, sur des altitudes climatiques encore vides de monde et qui seraient les joyaux de l’Europe à venir. Face aux mesquines expérimentations des centres d’hébergement de Matteo Salvini, il faut faire des rêves en grand, et d’ores et déjà réclamer que tous nos savoirs sur l’expérience démocratique obligent partout à réclamer que les êtres humains soient traités dans une égale dignité, sans peur, dans des villes refuges mais aussi des universités refuges, des maisons de la culture et des théâtres refuges et que chacun puisse savoir qu’il ne sera heureux que s’il force les Etats et l’Europe à entendre ce qui se joue sous nos yeux. Choisir notre cap. Partout où des jeunes gens tentent de vivre en espérant s’éloigner, loin, très loin des chiens de l’enfer et qu’ils les rencontrent sur le sol de cette Europe, s’installe la barbarie de notre temps. Et qui peut prétendre aux jours heureux en barbarie ?
(1) Dans ma tête un rond-point, un documentaire de Hassen Ferhani, 2015.
Cette chronique est assurée en alternance par Serge Gruzinski, Sophie Wahnich, Johann Chapoutot et Laure Murat.