«Le pauvre homme !» On se souvient de l'antienne désolée d'Orgon, tout souci, amour, et dévotion pour son ami et maître spirituel, Tartuffe. Mais Tartuffe était en pleine forme, et ne dormait point en prison.
Telle n’est pas on le sait la situation de Tariq Ramadan : embastillé (par lettre de cachet de ses ennemis bien sûr) et malade (à la manière d’Argan (1) ? On l’ignore aujourd’hui).
«Le pauvre homme !» - puisque «Ah ! Pour être dévot, je n'en suis pas moins homme», comme l'avoue Tartuffe à la belle Elmire qu'il serre d'un peu près.
«Le pauvre homme !» (Tariq, pas Tartuffe) a la chance d'avoir quant à lui une épouse admirablement dévouée.
«Le pauvre homme !» nous explique-t-elle.
Ecoutons-la.
A deux reprises en effet (2), Iman Ramadan est intervenue, par des vidéos postées sur le site oumma.com, pour prendre la défense de son mari malmené.
Que nous dit-elle ?
Bien sûr, elle explique que «Tariq est un homme fondamentalement droit, dévoué, honnête, juste, qui se préoccupe des autres». Pourquoi ne pas la croire ? Ne pas en tout cas croire que c'est ce qu'elle croit ?
«Le pauvre homme !» : telle est bien la tonalité générale de la première vidéo, qui tirerait des larmes à un pot de fleurs. Mais des larmes pour qui, au fait ? Car au détour d'une phrase, dans le montage de la vidéo (comme on s'en rend facilement compte, cette prise de parole a fait, comme la deuxième, l'objet de plusieurs prises et d'un montage ; il ne s'agit pas du simple recueil non contrôlé des propos spontanés d'une épouse éplorée), on se prend à sursauter en entendant ces mots : «Et aujourd'hui je me sens contrainte d'en parler, parce que je suis très alarmée sur son état […]»
«Contrainte» ? Qu'est-ce à dire ?
Iman Ramadan en effet ne dit pas qu'elle se sent «obligée» de prendre la parole. Autrement dit moralement tenue de le faire. Non. «Contrainte». La pauvre femme !
Rappelons ce qu'expliquait Rousseau dans le Contrat social : «Qu'un brigand me surprenne au coin d'un bois : non seulement il faudrait par force donner la bourse, mais quand je pourrais la soustraire, suis-je en conscience obligé de la donner ?» Non. La contrainte et le libre choix moral - l'obligation - sont choses différentes.
«Je sais que Tariq a toujours essayé de me protéger, on a toujours essayé de protéger notre vie de famille, on n'a jamais voulu s'exposer, c'est un exercice très difficile pour moi, je suis pas sûre qu'il l'approuverait», ajoute cependant Iman Ramadan.
La «contrainte» qu'elle évoque serait-elle celle de la situation ? Qui la forcerait à choisir entre le respect de la modestie qui sied à l'épouse musulmane, et le devoir de se porter au secours du mari - «Le pauvre homme !» ? En ce cas, il s'agirait bien d'un dilemme moral. Mais elle ne pourrait pas se dire «contrainte» de parler. Tout au plus contrainte d'avoir à choisir de prendre ou non la parole.
Certains dilemmes moraux sont redoutables, et cruels : car le parti qu'on prendra, en privilégiant une obligation contre une autre, ne supprimera pas celle que l'on viole. Choisir de défendre par les armes son prochain contre qui menace de le tuer, obligation morale peut-être ; elle ne supprime pas l'interdit du meurtre. «Là où il n'y a le choix qu'entre lâcheté et violence, je conseillerai la violence», dit Gandhi. Cela n'absout pas pour autant la violence. Si la situation qui crée ce dilemme est une contrainte, le choix lui-même relève du libre arbitre.
Une obligation - morale - peut-elle en tant que telle être aussi une contrainte ? Car : payer ses impôts est une obligation. Mais ne pas le faire est passible de sanctions pénales. Cela écrase-t-il l’obligation ? Nous dirons qu’ici la contrainte se superpose à l’obligation. Ce qui le justifie est que la fraude est dommageable à la collectivité. L’obligation personnelle se double alors de comptes à rendre au bien commun.
Mais que les femmes iraniennes «doivent» porter le voile sous peine de punition, cela vide de toute teneur morale cette «obligation» «religieuse». Car en quoi se promener tête nue nuit-il à une société de citoyens libres et égaux ?
Si défendre un mari prisonnier «politique» - «Le pauvre homme !» - est une obligation, c'est tout à l'honneur de l'épouse. Mais si celle-ci - la pauvre femme ! - se dit «contrainte», il n'est pas défendu de s'interroger sur lesdites «contraintes».
Epilogue (provisoire) : «Tariq a toujours […] incité les citoyens à respecter l'état de droit, à respecter les lois du pays, mais aujourd'hui j'ai tout lieu de me questionner sur ce positionnement.»
Foin des contraintes et des obligations. Au moins sommes-nous avertis.
(1) Le personnage du Malade imaginaire de Molière.
(2) Les 15 et 19 février.
Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laurier, Michaël Fœssel, Sabine Prokhoris et Frédéric Worms.