Les grandes librairies de l'Amazonie brésilienne, mondialisation oblige, vendent à peu près tout ce qui circule sur le globe, n'en déplaise à ceux qui rêvent encore de grandes forêts et de paradis perdus. A l'heure où la Chine emménage en Amérique latine, pas étonnant qu'on y trouve la compilation des textes écrits et prononcés par son président Xi Jinping. L'ouvrage s'intitule la Gouvernance de la Chine. Alors que la réforme de la Constitution chinoise attire l'attention du monde sur le maître du pays, comment ignorer cette source majeure pour décrypter la mondialisation contemporaine ?
Laissons de côté la langue de bois habituelle aux politiques de tous bords, qui plombe la lecture de la somme. Et interrogeons la place qu'y occupe le passé, qu'il s'exprime dans des notions récurrentes, comme celle d'Antiquité ou dans la pléthore de références empruntées à la civilisation chinoise. Mais de quel passé s'agit-il ? Pas seulement celui de la Chine communiste, des premiers mouvements révolutionnaires du XXe siècle ou encore des heures sombres des guerres de l'opium, mais de la profondeur abyssale de «5 000 ans de civilisation chinoise». Sous la plume de Xi Jinping, le mot «Antiquité» prend une résonance qu'il a perdue chez nous depuis longtemps. Il est vrai que l'Antiquité du président Xi est foncièrement chinoise, elle exhibe ses monuments incontournables, comme les fameux guerriers de terre cuite du premier empereur. Depuis ces temps reculés, sans discontinuer, la civilisation chinoise aurait réussi à préserver ses «racines originales». La «Route de la soie», les rapports avec l'Inde et le Sri Lanka, les expéditions de l'amiral Zheng He vers l'Afrique, la pénétration en Chine du bouddhisme et des autres grandes religions, christianisme et islam, le cosmopolitisme de la capitale des Tang, Chang'an, l'impact des quatre grandes inventions chinoises - papier, imprimerie, boussole et poudre à canon - sur l'essor de notre Renaissance, ponctuent une histoire fortement sinocentrée, même si elle apparaît aussi faite d'échanges et d'apprentissages mutuels, bien loin du «clash des civilisations» popularisé par Samuel Huntington. Ce passé est tissé d'un nombre incalculable de références à des penseurs, des historiens, des moines et des poètes de la Chine ancienne, médiévale et contemporaine. A peine une citation de Victor Hugo et une pincée de classiques russes sur près de 600 pages. Ni Egypte, ni Grèce, ni Rome, un clin d'œil au moins à Samarcande et au monde maya. Rien donc qui s'approche d'un regard global sur le passé ou d'une mémoire du monde polycentrée, allégée de tout ethnocentrisme !
On aurait envie de réduire cette façon d'écrire l'histoire à un exercice d'érudition livresque ou à des textes de circonstance, si elle n'avait pas inspiré les fastueuses mises en scène des Jeux olympiques de Pékin, ou si elle n'animait pas les grandes fresques cinématographiques que la Chine ne cesse de répandre sur les écrans du monde. Quand Xi Jinping exalte Chang'an, la prestigieuse capitale des Tang, le cinéaste Chen Kaige enchaîne en la reconstituant dans Legend of Demond Cat, un film encore inédit sur le marché français.
La référence au passé le plus reculé vaut la peine qu'on s'y attarde en un temps où on imagine mal Donald Trump se nourrir à tout bout de champ des penseurs grecs et romains, citer Polybe et Thucydide ou slalomer entre Platon, Aristote et saint Thomas d'Aquin. Jusqu'au début du XXe siècle, les Européens ont eu l'habitude de discuter politique, art et philosophie en partant de l'Antiquité, la nôtre, bien sûr, celle de Rome, d'Athènes et de la Bible. Cette habitude est tombée en désuétude au profit d'un présentisme ou d'une mémoire courte qui se borne au XXe siècle ou remonte, au mieux, à une Jeanne d'Arc de pacotille. Il est vrai que notre passé si terni par les guerres, l'expansionnisme à haute dose et le colonialisme, n'est pas facile à penser quand on ne préfère pas purement et simplement le brader par ignorance ou indifférence. La découverte relativement récente, assumée ou non, qu'il existe d'autres passés que celui de l'Europe occidentale n'arrange pas les choses. Visiblement, ces obstacles n'existent pas du côté chinois où la machine à remonter le temps continue de tourner à plein régime. A la différence du passé occidental, celui de la Chine ne risque pas d'être taxé d'eurocentrisme ou accusé d'avoir écrasé les mémoires qui lui résistaient. Cette apparente virginité passe d'autant mieux que rares sont ceux qui maîtrisent assez l'histoire de la Chine pour y dénoncer des travers analogues à ceux du monde occidental. Outre que le système politique local possède les moyens d'exalter les pensées «correctes» et d'éliminer les autres.
Si j’insiste sur ce rapport si différent au passé ou, plus exactement, sur le contraste entre un monde chinois qui s’attelle à construire une mémoire dans la longue durée et à la propager, et le nôtre, immergé dans un présent toujours plus coupé de ses héritages historiques, c’est que je suis convaincu que ces manières diamétralement opposées d’aborder la mondialisation contemporaine pèsent sur l’avenir de la planète. Les passés sont toujours construits et donc toujours potentiellement manipulables si on n’y prend pas garde. En laisser le monopole à une partie du monde n’est pas sans risque - l’Occident en sait quelque chose ! - l’amnésie finit toujours par se payer cher.
Cette chronique est assurée en alternance par Serge Gruzinski, Sophie Wahnich, Johann Chapoutot et Laure Murat.