La grève féministe du 8 mars a rencontré un succès sans précédent en Espagne. Des centaines de milliers de femmes venues des différentes capitales régionales ont cessé le travail pour exiger l’égalité des salaires, la fin du «plafond de verre» et l’amélioration des lois permettant de concilier maternité et travail. Même les médias dominants ont évoqué une «grève historique». Des manifestations massives se sont déployées dans 49 villes, à l’appel des plateformes syndicales ou féministes proches de la commission 8M. On a compté plus d’un demi-million de manifestants à Madrid et à Barcelone.
Les raisons expliquant le succès et la force de cette grève se situent dans l'expansion des réseaux féministes, constitués de différents groupes anarcho-feministes, gays et lesbiens, queer et trans, écologistes, anticapitalistes et antiracistes, qui ont constitué la base de la mobilisation du 15 M (15 mai 2011). La médiatisation de la campagne #Me Too a donné une nouvelle reconnaissance sociale à un mouvement féministe qui, bien que constituant le cœur critique et l'infrastructure socio-affective du 15 M, n'avait jusqu'alors pas été accepté par le langage majoritaire de la gauche. L'intéressant et le paradoxal de cette grève a résidé dans sa capacité à fédérer les collectifs antisystèmes et des partis relativement conservateurs, ce qui signifie que le caractère anticapitaliste des propositions a été éclipsé par la défense de l'égalité salariale. Comme l'exprimait une des bannières brandie par une manifestante à Barcelone, qui avait peut-être participé aux révoltes des années 60 : «I can't believe we are still fighting for this shit.» «Je ne peux pas croire que nous nous battions encore pour cette merde.»
Le succès et l’échec de la grève féministe en Espagne montrent à la fois l’efficacité et les limites de la politique identitaire. D’une part, il semble clair que, si les femmes n’existent pas en tant qu’entité naturelle, elles existent en tant que sujet opprimé de l’histoire. Mais il ne s’agit pas pour autant d’un sujet unique et monolithique. La revendication d’un salaire égal n’affecte pas toutes les femmes de la même façon. On ne peut pas parler de salaire égal pour les femmes qui ne peuvent pas s’inscrire sur le marché du travail libéral, ou qui peuvent seulement le faire en tant que travailleuses pauvres. Le problème est le même pour les politiques identitaires féministes que pour les politiques identitaires gays et lesbiennes : leurs revendications ont été codifiées à l’intérieur du langage de la démocratie libérale et s’inscrivent à l’intérieur des limites politiques et économiques du libre marché.
Nous manifestons pour le droit au travail, le droit à l'égalité de salaire, le droit au mariage homosexuel… Mais souvenons-nous de notre histoire : «Je ne peux pas croire que nous luttons encore pour cette merde.» Pendant que nous manifestons pour le droit à intégrer pleinement la structure discriminante de l'économie libérale, nos énergies révolutionnaires restent captives de l'imaginaire dominant.
Je n’ai jamais compris pourquoi nous faisions grève pour le droit du travail. Nous ne nous arrêtons que pour demander que le massacre continue de plus belle. Nous crions plus fort pour revendiquer le droit d’être exploitées, mais dans de meilleures conditions. Nous demandons au capitalisme de continuer à confisquer nos vies, mais nous aimerions qu’il augmente notre capacité de consommation de 0,0005 %. Nous prenons plaisir à débrayer exceptionnellement la machine, une pause au milieu de la continuité de l’oppression, alors que nous pourrions considérer qu’il est temps de faire de la grève un mode de vie.
Nous avons besoin d’un processus de dés-identification de nos pratiques de résistance et de contestation. Ce ne sont pas seulement nos façons d’obéir qui sont soumises à la norme. Ce qui caractérise nos démocraties dépressives et dépolitisées, c’est que nos modes de rébellion et notre manière d’exprimer notre désaccord sont régies par ces mêmes normes qui nous obligent à consentir. Nous rêvons comme nous obéissons. Nous protestons comme nous nous soumettons.
Il n’est pas anecdotique, mais quasiment contre-productif, de choisir la «journée de la femme» pour organiser une grève féministe. Aussi intense et suivie soit-elle, en limitant la grève au jour que le techno-patriarcat concède à «la femme», le mouvement féministe circonscrit sa demande à l’intérieur du cadre épistémologique qui produit et détermine son exploitation. C’est un peu comme si les esclaves décidaient de faire grève le jour, et seulement le jour de la célébration de la conquête coloniale des territoires et des peuples amérindiens.
Comme Angela Davis, Silvia Federici et Mariarosa Dalla Costa nous l'apprennent, deux éléments caractérisent le travail des femmes dans les démocraties du libre marché depuis le milieu du XXe siècle : la dévaluation du travail féminin et la continuité entre les tâches de reproduction et de production, la non-distinction entre temps soi-disant privé et temps salarié. Corps «féminisés» par l'exploitation sexuelle et reproductive, les femmes travaillent constamment, sans être toujours rémunérées. C'est bien la temporalité du travail féminin (faite ou non par des corps identifiés comme femmes) - une temporalité qui s'étend à toute la vie - qui doit être dénoncée quand il s'agit d'appeler à une grève féministe. Face à la grève comme célébration du jour de la victime, il est urgent d'appeler à une grève totale ou, pour le dire autrement, à une grève qui devienne un mode de vie, une grève qui s'étende au temps intégral de la production-reproduction. Avanti !
Cette chronique est assurée en alternance par Marcela Iacub et Paul B. Preciado.