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Libération
Chronique «écritures»

Le nègre et le Front

publié le 23 mars 2018 à 18h16

Je ne connais pas l’ex-numéro 2 du Front national de la jeunesse (FNJ). Ou dois-je dire Rassemblement national de la jeunesse ? Du point de vue de l’exécutif du parti, le «Front» n’est pas le «Rassemblement», c’est différent, très différent. Faut-il alors considérer qu’un jeune «rassemblé» n’a rien à voir avec un jeune frontiste ?

Avant, si un frontiste disait «Espèce de nègre de merde ou bougnoul de merde ou youpin de merde ou…», c’était «un dérapage patriote», pas de quoi en faire toute une histoire. Aujourd’hui, si un jeune «rassemblé» profère ce genre d’insultes, il publie aussitôt un communiqué dans lequel il déclare qu’il est «horrifié des propos choquants qu’on [lui] attribue», propos qui sont, évidemment, «à l’opposé de tout ce en quoi [il] croit». Effectivement, ça semble très différent.

Je ne connais pas l'ex-numéro 2 du Front national de la jeunesse, mais ce que je sais, c'est que, parfois, les vieux proverbes ont du bon. Par exemple, celui-ci : «Si tu veux savoir qui je suis, regarde mes amis.» Alors, je regarde. Je vois cette scène diffusée en boucle sur les réseaux sociaux, brouillonne, filmée de travers (Par qui ? Un ami peut-être ?), et ce gros mot qui sort de la bouche de l'ex-numéro 2 : «Espèce de nègre de merde !» Il fulmine, il est en colère, on sent qu'on lui a gâché sa belle fête. Pourtant, tout était bien parti. On s'était rebaptisé, on se relançait sur des bases nouvelles. La journée avait été formidable, on avait entendu des discours passionnants, des choses qui vous ouvrent l'esprit, qui vous reboostent. On avait crié tous ensemble : «On est chez nous !», on avait hué les journalistes, on avait même fait des selfies avec Steve Bannon. Génial. Et puis, après avoir bien travaillé, on s'était dit : «Et si on sortait ?» Oh oui, ce serait sympa. Et là, les choses s'emballent. Alors que tout se passe au mieux dans ce monde rêvé, un grain de poussière vient remettre du vieux dans du neuf, du «Front» dans du «Rassemblement». Le numéro 2, ce jeune de demain plein d'avenir et d'assurance, lance à un vigile noir des mots qui viennent de loin mais n'ont pas pris une ride.

Ce qui est plus intéressant encore dans ces images, c’est l’attitude de l’entourage. Lorsque ces jeunes gens tout aussi «rassemblés» entendent un des leurs traiter un homme noir de «nègre de merde», la première chose qui leur vient à l’esprit, c’est de dire à leur ami :

«Tu crois que Marine, elle aimerait te voir comme ça ?

- Calme toi, Davy, t’as aucun intérêt à t’énerver.

- Stop, t’es assistant parlementaire.»

Aucun d’eux pour dire : «Je ne peux pas te laisser dire ça !» ou, plus incrédule, «T’es sérieux là ?», ou plus médical, «T’es malade de parler comme ça !», plus lyrique, «Si c’est ce que tu penses, tu n’as rien à faire parmi nous !», plus procédurier, «Ton propos est inadmissible, j’en référerai dès demain au parti qui n’hésitera pas à prendre des sanctions fermes !» Non, rien de tout ça. Quand on lance «nègre de merde» à un homme noir, la première chose à laquelle pense un «rassemblé», c’est de demander à celui qui profère l’insulte de penser à sa carrière. Autrement dit, aucun des protagonistes n’est choqué par le fond, la seule chose qui les dérange, c’est que ces paroles soient entendues. Pour le reste, rien de problématique, rien à signaler. Les amis de l’ex-numéro 2 qui, eux, n’ont pas été exclus, pourront continuer à gravir tranquillement les échelons de ce beau et grand parti, pas du tout raciste, et ainsi, maintenir haut la flamme. Front un jour, Front toujours. Tiens, c’est drôle, ce dimanche c’est la Journée internationale de commémoration des victimes de l’esclavage et de la traite transatlantique des esclaves. Un détail de l’histoire, diront certains.

Cette chronique est assurée en alternance par Thomas Clerc, Camille Laurens, Sylvain Prudhomme et Tania de Montaigne.