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Michaël Foessel : «Arnaud Beltrame a porté la liberté au-delà de la mort»

Pour Michaël Foessel, philosophe et chroniqueur à «Libération», le caractère exceptionnel du geste ne peut être érigé en modèle. Et son courage extrême ôte un argument aux terroristes.
Dépôts de fleurs en hommage à Arnaud Beltrame devant la gendarmerie de Carcassonne, mardi. (Photo Tien Tran. Hans Lucas pour Libération)
publié le 27 mars 2018 à 20h26

«Dans le cas d’Arnaud Beltrame, la notion d’héroïsme me semble justifiée. Mais attention à ne pas vouloir en faire un modèle politique. Le héros est celui qui affirme sa liberté, non seulement contre le mal, mais aussi par rapport à la fonction qui est la sienne. A partir du moment où la liberté ou la morale d’un individu l’emportent sur ce qui est attendu de lui, on peut parler d’héroïsme, et c’est bien le cas ici.

«En revanche, faire de ce héros un modèle pour notre société démocratique est plus problématique, car la démocratie est un régime qui ne suppose ni l’héroïsme, ni le sacrifice. L’héroïsme implique qu’un individu se distingue, sans nécessairement se poser la question de devenir ou non un modèle au moment où il agit. On peut ainsi faire une différence entre, d’un côté, le soldat inconnu qui est une figure démocratique car elle est anonyme est non aristocratique ; et de l’autre, le héros qui est un personnage nommé, incarné, et qui se caractérise par sa supériorité morale. La place donnée au héros relève d’un besoin d’admirer et de distinguer.

«Le héros se place donc plutôt du côté de la morale et pas du côté de la politique. L’idée selon laquelle la société tout entière devrait retrouver la voie de l’héroïsme me paraît donc discutable. L’acte d’Arnaud Beltrame est suffisamment rare, et la stupéfaction générale assez forte, pour nous montrer qu’il est exceptionnel. On ne peut exiger des individus qu’ils se comportent ainsi, car ce qui fait la spécificité des démocraties, c’est de choisir la vie plutôt que la mort. Nous sommes dans des sociétés fondées sur le principe de la conservation de soi et de la survie. Comme la logique de l’individualisme est antisacrificielle, il est certain que ce type d’action laisse stupéfait.

«La célébration officielle de ces actes à travers le discours républicain devrait donc être une façon de reconnaître leur caractère singulier : ce n’est pas en tant que citoyen qu’Arnaud Beltrame les a accomplis, ni même en tant que fonctionnaire, puisque de telles actions n’étaient pas exigées de lui, mais au nom de quelque chose qui relève de l’intimité de sa conscience et de sa liberté.

«Cet héroïsme est-il lié au sacrifice de sa vie ? Je crois qu’il faut distinguer les deux termes. L’héroïsme est fondé sur le courage d’une liberté blessée. Le sacrifice, lui, renvoie plutôt du côté du religieux, et s’accomplit au nom d’une cause que l’on juge supérieure à la nôtre. C’est le modèle chrétien de la substitution du martyr : on vient à la place de quelqu’un pour le sauver. La définition du héros n’implique pas forcément celle du sacrifice de sa vie. Au sens strict du terme, il n’y a donc pas de héros chrétien : l’héroïsme est plutôt un acte moral, qui se justifie par le fait qu’une personne dépasse ce que sa fonction impliquait, au profit d’un acte de courage qui l’emporte sur ce qui est socialement attendu d’elle.

«Ce qui fait le caractère fort de cet acte, c’est que les sociétés sont confrontées avec le jihadisme à des individus qui affirment leur totale indifférence à la mort, celle des autres mais aussi la leur. Or, Arnaud Beltrame a porté une liberté au-delà de la mort. Les terroristes prétendent nous tenir par rapport à notre instinct de survie, notre goût immodéré de la vie, de ses plaisirs et de ses joies. Cet acte leur ôte un argument, car c’est un acte qui manifeste que même dans une démocratie, des individus peuvent relativiser leur propre survie pour accomplir un acte de courage extrême. Là où les terroristes choisissent la mort, lui a choisi de mettre en risque sa vie pour en sauver d’autres. C’est un acte courageux car la mort est une possibilité de l’acte, mais ce n’est pas un choix.»