Les fidèles de cette série ont certainement remarqué que Homeland (Showtime), qui après une première saison haletante et innovante, avait dégénéré ensuite, traînant durant deux pénibles saisons le personnage de Brody (un marine américain libéré lors d'une opération commando en 2011, accueilli en héros dans son pays, et complotant en réalité contre le gouvernement)… est redevenue excellente depuis, disons, trois saisons. Le numéro de cinglée de l'héroïne, Carrie Mathison (Claire Danes), une agente de la CIA constamment en rupture, est devenu ajusté, crédible et surprenant.
Il faut dire que les choses ont changé depuis quelques années et que les séries «sécuritaires» se sont imposées comme un genre qui, au-delà du suspense et des intrigues personnelles, expriment une véritable vision de la sécurité nationale et au-delà, de la sécurité humaine, un enjeu partagé des démocraties. Comme en France le remarquable Bureau des légendes, Homeland est en effet une production réaliste, qui fait partie de ces œuvres adressées au grand public qui représentent et expriment les menaces et les risques multiformes constitutifs de l'environnement sécuritaire actuel, et qui travaillent à décrire et à anticiper les menaces. On se rappelle que Homeland, dans sa saison 5 écrite en 2014, mettait en scène des cellules jihadistes européennes et était diffusée pendant les attentats de novembre 2015 à Paris ; l'équipeen modifia les dialogues en post-production, par la voix d'un personnage en contrechamp ; et ce des mois après le tournage. Cet ADR (Additional Dialogue Recording) résume l'ambition de Homeland - qui la différencie de son glorieux prédécesseur 24, qui visait d'abord à exprimer la menace au lendemain du 11 septembre 2001. Homeland veut coller au réel, et par là également informer et prévenir. Les showrunners, Howard Gordon et Alex Gansa, travaillent en coopération avec des experts du renseignement. L'originalité de Homeland était la redéfinition de la menace terroriste contemporaine sous la figure du homegrown terrorist - devenue de fait une spécialité française, comme en attestent les horreurs récentes.
Il est passionnant de voir comment Homeland, qui met en scène une présidente (forte) femme - personnage également écrit et programmé bien en amont - a su opérer un retournement suite à l'élection de Trump, et prendre en compte la nouvelle donne en transformant le personnage en dictateur mégalo décidant de faire taire l'opposition et d'emprisonner la plupart des responsables indépendants de son administration. L'aspect certainement le plus lucide et éducatif de cette nouvelle saison concerne la mise en circulation fatale et ciblée de fake news dans un moment de crise (une image fabriquée «révélant» que le FBI serait responsable de la mort d'un enfant). «Fake news» est un terme qui est devenu une marque de fabrique de la communication de Trump : mais Homeland en démontre la pertinence pour, spécifiquement, la manipulation opérée par certains lorsqu'il s'agit de jeter le soupçon sur les communautés et les gouvernements, et de détruire la solidarité nationale. Car le véritable ennemi de l'intérieur, ce sont ces divisions et tensions qu'attisent les fausses nouvelles et qui fragilisent le tissu social.
Comme celles concernant la naturalisation du Franco-Marocain Radouane Lakdim, l'auteur de l'attaque de Carcassonne et Trèbes : une chaîne d'info - dont on se souvient de l'exploit d'avoir diffusé en 2015, pendant la prise d'otages, la localisation des clients de l'Hyper Cacher cachés au sous-sol (pas fake celle-là) - «révélant» que Radouane Lakdim avait été fiché S en 2014 et naturalisé en 2015 - et relayée par toute une frange politique radicalisée, du FN à LR et Valls réclamant qui l'expulsion des fichés S, qui l'interdiction du salafisme (Radouane Lakdim a été naturalisé en juin 2004, à l'âge de 12 ans, comme l'explique l'article de Checknews sur Liberation.fr). Le plus répugnant est ici l'authentique jubilation qui s'empare de certains politiques lors de tels meurtres, où ils voient l'occasion de dresser les «Français» contre leurs concitoyens musulmans, et de déplacer la culpabilité du meurtrier à l'Etat déficient.
A cette irresponsabilité sécuritaire, qui met la solidarité nationale à la merci de minables délinquants radicalisés et d'organisations terroristes nihilistes, l'action héroïque d'Arnaud Beltrame a répondu par un modèle bien différent, et une conception de la sécurité orientée vers la sécurité… des autres ; des humains. Le concept de sécurité humaine (développé entre autres par Amartya Sen) pose comme préalable moral au traitement de la sécurité la nécessité de penser et de garantir la sécurité de tous les humains, en évitant de stigmatiser des «populations à risque» dont «nous» (?) devrions être protégés. Le sacrifice d'Arnaud Beltrame rappelle celui, rituel, des héros des séries sécuritaires (take me instead : «prenez-moi à sa place») qui veulent sauver le monde - mais à la télévision, les héros survivent le plus souvent. Le véritable héroïsme se révèle ici dans cette double inversion de la violence : on l'a dit, se sacrifier, pour sauver, pas pour tuer ; et pour la sécurité des humains ordinaires avant toute considération «régalienne».
Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Fœssel, Sabine Prokhoris et Frédéric Worms.