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Libération
Chronique à contresens

Amour, orgueil et préjugés…

Quel nouveau contrat amoureux pourrait apparaître dans une société d’individus tellement épris d’eux-mêmes ? Ne cherchez pas dans la presse féminine, demandez plutôt à votre chien.
publié le 30 mars 2018 à 18h56

Lorsqu’on s’interroge sur les raisons de tant de séparations, on trouve d’abord des réponses toutes faites. C’est parce nous sommes plus libres et plus égaux qu’aux temps de nos aïeux que ces catastrophes arrivent. Pourtant, si l’on analyse ce qui pousse les couples à se séparer - la première cause étant l’infidélité sexuelle -, on comprend très vite que l’accroissement de la liberté et de l’égalité des partenaires n’y est pas pour grand-chose. En effet, ces deux bienfaits démocratiques devraient favoriser les infidélités au lieu d’être à l’origine des ruptures.

L’adultère est décidément du côté de la liberté alors que la fidélité absolue l’est beaucoup moins. Il en va de même de l’égalité. Inégalitaire serait un monde dans lequel seul un genre pourrait tromper l’autre, comme autrefois. Aujourd’hui, les membres d’un couple se trompent en toute égalité même si les hommes s’en vantent davantage que les femmes. Et on pourrait faire les mêmes déductions à propos des autres raisons que les couples évoquent pour expliquer leur séparation : manque d’affection et de soutien, incompatibilité de caractères, etc. Aucune de ces justifications n’est liée à l’accroissement de la liberté et de l’égalité.

L’examen de ces multiples causes nous donne en revanche d’autres explications plus obscures à l’explosion des séparations. Il semblerait que quand nous formons un couple, nous souscrivions de manière tacite à une espèce de contrat - que l’on pourrait dénommer «amoureux» - qui conditionne la survie de notre union à une série de clauses telles que la fidélité sexuelle, l’exclusivité et la réciprocité sentimentales.

Si l’on peut parfois pardonner, à la longue, les transgressions finissent par avoir raison du couple. Le partenaire offensé, poussé souvent par son entourage, par son psy ou les conseils des magazines, mettra fin à l’union afin de respecter son honneur bafoué. Ceux et celles qui ne se comportent pas ainsi sont regardés comme de pauvres hères humiliés et dégradés qui auront le plus grand mal à se contempler dans une glace sans se couvrir de honte.

En résumé, les couples ne durent pas parce que nous vivons dans une culture où l’orgueil est plus fort que l’amour. C’est triste, au fond, que les luttes menées pour la liberté amoureuse depuis deux siècles aboutissent à une telle impasse : que ce ne soit pas l’amour qui ait triomphé des anciennes servitudes, mais une société d’individus jaloux de leur dignité, au détriment des attachements sincères, profonds et indestructibles. Ainsi il est très courant que l’on quitte quelqu’un que l’on aime et que l’on souffre des conséquences de cette séparation, et encore plus de la perte d’un amour vrai.

On pourrait rétorquer que l’amour sans condition peut être à l’origine des situations les plus affreuses. C’est possible. Mais ce qui est certain, et pas seulement possible, c’est que la fragilité des couples actuels est catastrophique. Pour ceux qui se séparent et pour leurs enfants, mais aussi pour l’ensemble des liens communs de sociabilité. L’isolement objectif et le sentiment de solitude qu’éprouvent des personnes qui vivent pourtant avec d’autres sont le corollaire d’une société dans laquelle le couple est devenu précaire et conditionné par le respect de l’autre dans sa sacro-sainte dignité. En revanche, l’amour sans condition procure à celui qui aime un plaisir intense et immédiat du seul fait de l’existence et la présence de l’autre. Il suffit de contempler les chiens bien traités par leurs gardiens pour le comprendre. Certains considèrent nos amis à quatre pattes comme des figures exemplaires du bonheur à cause de cet amour fou et absolu qu’ils éprouvent envers leurs maîtres. Il est possible que notre salut viendra le jour où, au lieu de regarder nos toutous de haut, nous les considérerons comme d’augustes professeurs. C’est auprès d’eux que nous devrions chercher conseil à l’heure de choisir entre l’amour et l’orgueil.

Cette chronique est assurée en alternance par Paul B. Preciado et Marcela Iacub.