Menu
Libération
TRIBUNE

ZAD : laissons les brèches ouvertes !

Notre-Dame-des-Landes, l'aéroport enterrédossier
Alors que l'évacuation des occupants de Notre-Dame-des-Landes a commencé tôt ce matin, la défense de ces lieux, en rupture philosophique avec notre monde moderne et désenchanté, s'impose.
Sur la ZAD à l'entrée du site «La Freusière», le 29 mars. (Photo Cyril Zannettacci)
par Jean-Marie Bodt, chercheur en sciences de l'information et de la communication, Guillaume Carbou, chercheur en sciences de l'information et de la communication et Jerôme Pelenc, chercheur en géographie
publié le 9 avril 2018 à 11h16

L'abandon du projet de construction de l'aéroport de Notre-Dame-Des-Landes a été une victoire en trompe-l'œil pour la ZAD (zone à défendre) nantaise. Aujourd'hui, l'évacuation de la zone est en cours. Du côté de la Meuse, le mouvement de résistance au projet d'enfouissement des déchets nucléaires hautement radioactifs (projet Cigeo) de Bure connaît également une répression croissante. Partout les pelleteuses s'animent, prêtes à rouler sur les ZAD. Il faut pourtant défendre ces «brèches» ouvertes au sein de la culture dominante.

Les ZAD se constituent en réaction à des projets considérés comme démesurés et incohérents face à l’urgence de la crise socio-écologique actuelle. Ces projets sont qualifiés «d’imposés» car, le plus souvent, ils s’implantent de force sur les territoires en dehors de tout débat réellement démocratique. Certains relèvent de partenariats public-privé (transfert d’argent public vers le privé) et sont entachés de soupçons de conflits d’intérêts. Mais par-delà cette opposition à une agression ressentie comme venue d’en haut, les individus qui font ZAD cherchent à inventer une vie hors des logiques marchandes, individualistes, et matérialistes de notre monde moderne. Les ZAD tentent de redéfinir le rapport au travail, à la richesse, au temps et plus fondamentalement à la notion de besoin. Elles s’essayent à faire en sorte que la plupart des choses qui font le tissu du quotidien (la nourriture, l’habitat, etc.) ne soient plus des biens et services à acheter, mais des savoirs et des pratiques partagés. Ce faisant, elles produisent des alliances improbables entre paysans et occupants, activistes et habitants.

Contre une certaine modernité

Si les ZAD arrivent à opérer ce rapprochement entre militants divers, c’est parce que le moteur central de la contestation zadiste n’est ni l’écologie ni la défense d’intérêts privés, mais bien une protestation culturelle contre une certaine forme de modernité. Pêle-mêle, les ZAD rejettent le productivisme et le consumérisme aveugles; le culte de la «performance» (toujours plus, toujours mieux, toujours plus vite, toujours plus grand); l’individualisme et la destruction du lien social; la centralisation des pouvoirs et la bureaucratisation de la gestion des biens et des humains; l’artificialisation du monde; l’hyperspécialisation et la technicisation de ce qui nous entoure, etc.

A ce monde froid, mécanique et désenchanté, elles opposent des valeurs comme la simplicité, la convivialité, la modération, la sagesse ou la jovialité. Il s’agit d’imaginer une société à taille humaine, où chacun est en mesure d’agir dans sa propre vie (en cultivant une partie de sa nourriture, en apprenant à se servir d’outils et à fabriquer des objets, en entretenant son milieu de vie, en s’instruisant, etc.)… Contre l’atomisation contemporaine des individus, les ZAD promeuvent des relations d’interdépendance non hiérarchiques : l’échange, le partage, l’entraide, le soutien mutuel ou l’attention, deviennent des valeurs désirables.

Enfin, la protestation culturelle des ZAD rejette le réductionnisme du monde moderne. Face aux calculs d’apothicaire des économistes et aux normes froides des technocrates, les ZAD font voir un monde complexe où la réalité ne peut être réduite à des chiffres. La raison industrielle et la logique économique, que certains croient naturelles, y sont battues en brèche.

La nature qui se défend

Les ZAD sont ainsi des laboratoires où s'expérimente une autre philosophie de vie. Une des plus célèbres devises des ZAD est : «Nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend». D'autres slogans plus surprenants encore appellent à «Etre la nature», à «Etre les forêts». Ces formulations énigmatiques expriment en fait une vision du monde non moderne, où l'être humain n'aspire pas à devenir tout-puissant, mais simplement à s'intégrer avec harmonie à son milieu de vie. Dans les ZAD, les objets, les arbres, les animaux, les humains, ne sont considérés ni comme des obstacles ni comme des ressources : ils sont simplement là, et il faut composer avec. L'individu n'a pas d'autre tâche que d'entrer en relation avec son milieu et de veiller à une pérennité commune. Ce sentiment d'appartenir à un ensemble que l'on entretient et sur lequel on a prise au quotidien est une source de joie que ne parvient plus à réaliser le monde moderne.

Cette pratique philosophique que nous attribuons aux mouvements zadistes peut paraître aujourd'hui bien étrange. Mais il faut se rappeler qu'elle ne leur est pas exclusive. Un être au monde en symbiose avec son milieu a été la règle pendant longtemps dans de nombreuses régions du monde, à commencer par les sociétés paysannes françaises. Les paysans n'exploitent pas leur milieu de vie: ils l'entretiennent. La plupart des relations qu'ils nouent avec leur communauté ne sont pas marchandes, mais inscrites dans un système d'entraide et de troc. Les paysans sont souvent des zadistes qui s'ignorent.

Des espaces à préserver

Face aux saccages de la modernité qui réduit les arbres et les animaux à des ressources à exploiter et les humains à de simples rouages économiques, la possibilité de penser un monde différent est un enjeu majeur pour demain. Quoi que l’on pense des modes d’action des ZAD, nous estimons qu’il faut laisser s’exprimer ces rares lieux où peuvent être mises en pratique d’autres formes de vie. Du Rojava kurde aux ZAD françaises en passant par le Chiapas des zapatistes ou le quartier Exarchia d’Athènes, il est d’un intérêt capital que des brèches restent ouvertes afin d’explorer des manières d’être-au-monde moins artificielles et moins destructrices.