Le 22 mars, des grévistes, des étudiants, des saltimbanques ont commémoré le Mouvement du 22 mars 1968. Les 30 et 31 mars, d'une manière rituelle, les juifs ont commémoré la sortie d'Egypte et ainsi une libération fondatrice. Les 1er et 2 avril, les chrétiens ont commémoré la résurrection du Christ et ainsi le fondement de leur foi. Dans tous ces cas de figure, commémoration et célébration sont indissociables. Mais la question est de savoir si cette commémoration-célébration réussit à être autre chose qu'un simple rappel du passé. Ce «rappel» est le petit, très petit dénominateur des débats de l'automne où d'aucuns ont expliqué que «commémorer n'est pas célébrer» quand il s'est agi de Maurras. Si l'on pense important de commémorer les soleils noirs de notre histoire, nos relents fascistes ou réactionnaires, alors il faudrait que la «commémoration» serve à expliquer en quoi certaines idéologies sont haïssables en démocratie. Bref, il faudrait lever les nouvelles ambiguïtés du geste commémoratif contre le poison relativiste de notre présent.
Donc commémorer - célébrer. «Souviens-toi !». Zakhor ! Nous l'avons appris de Yerushalmi, le peuple juif préfère la mémoire à l'histoire. Mais pour la sortie d'Egypte, le rituel et la liturgie ne visent pas à la seule mémoire souvenante, ils ont pour objectif une véritable réactivation de la libération, il faut revivre cette libération, naître une deuxième fois à cette libération. Le vin, dont le rituel réclame qu'il soit bu en abondance, et des mets symboliques doivent permettre d'atteindre cet objectif. Bref, le soir de célébration n'est pas un soir de souvenir, mais d'action.
Pour les chrétiens, toute Eucharistie est l’art de revivre le miracle de la résurrection. Alors, choisir de redémarrer la grève un 22 mars est bien sûr une action commémorative - célébrative, mais aussi une action qui vise une reprise inventive. La reprise se distingue donc du répétitif. Elle est un savoir qui se réinvente et qui ouvre une nouvelle voie, ou qui échoue. Les fantômes d’un passé monumental, pourvu qu’on ait appris à leur parler et à les écouter, offriront lucidité, critique et courage.
«Le monde est vide depuis les Romains, disait Saint-Just, mais l'héroïsme n'a pas de modèles.» Faire de l'histoire, c'est sans doute chercher à comprendre et à entendre nos bons et nos mauvais fantômes, les Romains, les révolutionnaires français, les grévistes, rêveurs et crieurs de Mai 68. Mais les historiens ne sont que les acteurs sociaux qui mettent à disposition des formations discursives. L'histoire ne suffit pas. Il faut quelque chose d'autre : une subversion faite de finesse et de magie. Foi expectante déterminante.
Pour changer le monde en 1789, il aura fallu trois ingrédients. D'abord, une grande formation discursive, c'est-à-dire un projet, une utopie, un imaginaire. Tous les arguments qui font scintiller un autre monde possible, les fameuses Lumières avec la myriade de publications, de spectacles, de conversations qui les ont diffusées avec leurs contradictions et leurs inventivités géniales. Ensuite, une formation sociale hétérogène, c'est-à-dire faite de la variété impressionnante de bigarrure sociale que constitue le tiers état, et puis des transfuges des ordres privilégiés, la noblesse et le clergé, des Mirabeau, des Grégoire, des Sieyès. Ces derniers travaillent pour le tiers état et contre leur ordre en reconnaissant pour projet et objectif la même utopie que ce tiers. La même foi en l'impossible se partage alors. A l'intersection, une formation politique. Pour la période révolutionnaire, le parti des patriotes qui se déploie en clubs multiples. Parmi eux, le Club breton, le premier, voué à devenir le club des Jacobins. Et quelque chose de plus. Car l'événement dispose de protagonistes, mais ne s'accomplit pas dans la maîtrise d'un grand stratège qui appliquerait un plan d'action. «Ça» surgit des situations, un initium révolutionnaire, et chacun sent à quel point c'est incertain et fragile. On y subvertit des mots, des lieux, des institutions, on y prend des risques.
Réjouissons-nous, l’invention est dans l’air avec cette grève perlée qui s’installe dans la durée et la suspend, avec cet appel pour le 5 mai (date anniversaire de l’ouverture des états généraux de 1789) à réunir toutes les exaspérations qui expriment le refus du «monde Macron» ici en France, mais aussi du «monde Macron» en Europe et dans le monde, tant la stratégie du choc qui nous est appliquée vise un devenir monde expérimenté au Chili en 1973, avec Reagan, et Thatcher dans les années 80, élaboré depuis les années 90, comme l’a démontré Naomi Klein (1). Il s’agit donc de transformer cette stratégie du choc en stratégie du boomerang.
Toutes les violences qui nous sont faites (loi travail, loi Vidal de réforme des universités, statut des cheminots, amenuisement des petites retraites, etc.), les renvoyer d’un même mouvement en même temps. Faire en sorte que ce que nos ennemisconsidèrent comme des variables spécifiques et négligeables, les mouvements sociaux, soient les lieux du saut vers un autre régime de vie.
Or, quoi qu’on en dise, nous disposons d’une formation discursive fournie. Les ZAD, les communs, les radicalités écologiques, libertaires, les zapatistes, les femmes, les Noirs, tous ces oiseaux migrateurs dont nous parlaient Edouard Glissant et son «Tout-Monde» et Wajdi Mouawad cet automne (2). Ils, elles ont élaboré un horizon d’attente complexe mais foisonnant. Un autre monde possible se dessine, et il ne ressemble pas aux années fordistes. A ce titre, nous ne sommes plus en 1995, et tant mieux ! C’est fragile, mais ça vient, par intermittence. Universel révolutionnaire. Mai est à commémorer, à célébrer, mais surtout à inventer de fond en comble.
(1) La Stratégie du choc, Actes Sud 2008.
(2) Tous des oiseaux, présentée au Théâtre de la Colline.
Cette chronique est assurée en alternance par Serge Gruzinski, Sophie Wahnich, Johann Chapoutot et Laure Murat.