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Libération
Chronique «Philosophiques»

Homosexuels, célibataires : minoritaires mais pas «mineurs»

Les différences «naturelles» justifient-elles des droits distincts ? Pour la philosophe Sylviane Agacinski, interdire le recours à la GPA ou à la PMA avec donneur ne serait pas discriminatoire : on prive bien les moins de 18 ans du droit de vote. Mais depuis quand femmes, célibataires, et couples homosexués ont-ils besoin de tuteurs ?
Jeanne et Maïwen en juillet 2014. (Photo Christian Bellavia)
publié le 12 avril 2018 à 18h26

Dans un entretien accordé au Figaro (1) , la philosophe Sylviane Agacinski, interrogée sur les conditions qui, selon elle, pourraient ou non légitimer la procréation assistée, se montre très réservée sur l'extension de l'insémination avec donneur, et considère absolument exclue toute possibilité de légalisation de la GPA. On connaît les convictions et les engagements sur ces questions de celle qui, en plein débat sur le pacs, écrivait que «l'humanité est naturellement "hétérosexuelle" (2)».

Voici comment, dans le droit fil de cette position assumée à l'époque comme «relevant de l'évidence», elle argumente aujourd'hui son propos, alors que se tiennent jusqu'à l'été les états généraux de la bioéthique : «Vous savez, en ce qui concerne la procréation, il n'y a pas d'équivalence ni de similitude de condition entre les sexes ou entre les couples. La maternité et la paternité représentent des situations asymétriques et, si les mots ont encore un sens, une mère n'est pas l'équivalent féminin d'un père. Or, le principe général d'égalité ne s'applique pas strictement à certains droits, lorsque des différences naturelles ou sociales justifient des distinctions. La différence d'âge est un bon exemple : les droits et les devoirs d'un adulte ne sont pas les mêmes que ceux d'un enfant. Si on ne comprend pas cela, on dira qu'un mineur de 18 ans est discriminé parce qu'il n'a pas le droit de vote. On fait la même chose en invoquant à tort et à travers les notions d'égalité et de discrimination.»

Le raisonnement ici mis en œuvre éclaire-t-il le débat ? Est-il véritablement convaincant ? Il semble que la réponse à ces deux questions soit négative. Pourquoi ?

En raison déjà d'un certain nombre de glissements, de nature à obscurcir la réflexion : entre procréation et parenté (maternité, paternité) d'abord. Entre différences de fait (anatomo-physiologiques) ou de situations et de modes de vie, et différences de droits ensuite. Sylviane Agacinski soutient explicitement que la revendication d'égalité de droits en matière d'alliance et de parenté dans l'espace civique est illégitime et abusive au regard de «différences naturelles ou sociales [qui] justifient des distinctions». Il s'agit là d'une vision politique sur laquelle on peut s'interroger, proche, à son corps défendant peut-être, de positions selon lesquelles «l'égalitarisme enfante le chaos», car «l'ordre naturel» fonde des hiérarchies qui assurent «l'harmonie» du monde social. La famille traditionnelle est, dans cette perspective, le premier support de cet ordre social - moral. Certaines autorités «psy» ne sont pas en reste, pour qui l'aspiration politique à l'égalité là où la «différence des sexes» est censée être fondatrice exprimerait un mortifère «vœu de l'homogène».

Afin d'appuyer sa démonstration empreinte d'une croyance théorique naturaliste, Sylviane Agacinski va se livrer à une curieuse comparaison : entre la situation du mineur et celle des couples ou personnes dont les situations ne s'ajustent pas au plan voulu par la nature (ou par le Créateur). On se demande ici qui parle «à tort et à travers». La «minorité», faut-il le rappeler, est un régime juridique de protection, «destiné à éviter que l'on abuse de la méconnaissance par l'intéressé des droits qu'il tient de la loi», précise le code civil. Le mineur est placé sous l'autorité parentale, ou sous celle d'un tuteur. A l'âge de 18 ans, ou avant si elle est émancipée, la personne atteint sa majorité : elle devient entièrement responsable de ses actes, car l'on considère que, devenue adulte, elle est en capacité d'exercer pleinement son discernement.

En quoi la situation de couples homosexués ou des célibataires pourrait-elle être comparée à celle de «mineurs» ? De quoi faudrait-il les «protéger» (ou protéger la société ?) en leur déniant l’exercice de certains droits dont jouissent les autres citoyens ? Leur discernement serait-il moindre ? En ces temps de leçons de morale procréative, quelques autoproclamés «tuteurs» de leurs concitoyens non conformes aux prétendues «évidences» de l’ordre familial peuvent bien en être persuadés. De là, à convaincre des esprits pleinement démocratiques, c’est une autre affaire.

A toutes fins utiles, qu'ils relisent ces lignes écrites en 1784 par Emmanuel Kant dans l'opuscule Qu'est-ce que les Lumières ? : «Que la plus grande partie des hommes […] tienne pour difficile, même pour très dangereux, le passage de la minorité à la majorité, c'est à quoi visent avant tout ces tuteurs qui se sont chargés avec tant de bonté de la haute surveillance de leurs semblables. Après les avoir d'abord abêtis en les traitant comme des animaux domestiques, et avoir pris toutes leurs précautions pour que ces paisibles créatures ne puissent tenter un seul pas hors de la charrette où ils les tiennent enfermés, ils leur montrent ensuite le danger qui les menace, s'ils essayent de marcher seuls.»

(1) Du 21 mars.

(2) Politique des sexes, Seuil, 1998.

Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laurier, Michaël Fœssel, Sabine Prokhoris et Frédéric Worms.