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Karim Amellal : « Le progrès technique ne doit pas se faire au détriment du progrès social »

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Karim Amellal est écrivain et entrepreneur. Son dernier essai s’intitule « La révolution de la servitude. Pourquoi l’ubérisation est l’ennemie du progrès social » et vient de paraître aux éditions Démopolis. L’auteur démontre que l’impératif de régulation en matière de droit du travail ne doit jamais être abandonné à un « progrès » technique et managérial qui n’est pas vertueux a priori, et doit conduire à une plus grande coopération internationale, y compris entre les pays occidentaux. Karim Am
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publié le 20 avril 2018 à 12h09
(mis à jour le 20 avril 2018 à 12h10)

Karim Amellal est écrivain et entrepreneur. Son dernier essai s’intitule « La révolution de la servitude. Pourquoi l’ubérisation est l’ennemie du progrès social » et vient de paraître aux éditions Démopolis. L’auteur démontre que l’impératif de régulation en matière de droit du travail ne doit jamais être abandonné à un « progrès » technique et managérial qui n’est pas vertueux a priori, et doit conduire à une plus grande coopération internationale, y compris entre les pays occidentaux. Karim Amellal nous détaille les principaux arguments de son ouvrage.

- Interview également publiée sur le site de CHRONIK.FR.

Béligh Nabli : Votre essai déconstruit le « discours révolutionnaire » qui accompagne le phénomène de la prétendue « économie du partage » et de ladite « ubérisation. » En quoi ce « nouveau monde » n’est qu’un modèle d’exploitation humaine ?

Karim Amellal : Une révolution, c’est aussi un retour au point de départ ! Dans cette partie-là de l’économie numérique (et il ne s’agit pas de tout amalgamer), marquée par ce que l’on appelle l’ « ubérisation » et qu’illustrent des plateformes comme Uber ou Deliveroo, il est frappant de voir à quel point la mythologie fabriquée est efficace et dissimule un large pan de la réalité, qui est celle d’une exploitation sans vergogne. Le discours des plateformes, qui fonde le mythe auquel nous sommes, à peu près tous, sensibles, est que l’ère de la « disruption » est arrivée, que le vieux monde a vocation a être, rapidement, remplacé par un nouveau, et que de nouvelles règles et modalités d’organisation du travail, entre autres, doivent se substituer aux anciennes.

Le temps du salariat est révolu, vive le travail indépendant, par exemple. Pourquoi pas. Le problème n'est pas tant lié au statut qu'à la protection qui lui est inhérente. Ce qu'on observe, avec les « bikers » de Deliveroo ou les chauffeurs Uber, et plus encore avec les plateformes de microtravail comme Amazon Mechanical Turk par exemple, c'est que toutes les protections, toutes les avancées sociales conquises au fil du temps sont réduites à néant. C'est un retour aux conditions sociales qui prévalaient au XIXe siècle !

Les plateformes comme Uber ou Deliveroo ne font que profiter des défaillances de la réglementation, du recul de la puissance publique.

Or si cela saute aux yeux, si c’est devant nous, dans la rue, on ne le voit pas vraiment, ou on refuse de le voir. On considère – et moi le premier, avant d’entamer cette réflexion – que c’est un mal nécessaire et qu’on ne fait pas d’omelettes sans casser quelques œufs, bref, pour reprendre une vieille antienne du capitalisme : que l’innovation s’accompagne inévitablement d’un processus de destruction, provisoire, qui engendre ensuite du progrès. C’est la « destruction créatrice » de Schumpeter.

Je pense pour ma part que notre défi, en France, en Europe, est d’articuler de la meilleure façon possible le progrès technique (le numérique, la technologie) et le progrès social, mais que le premier ne doit pas se faire au détriment du second. Or, avec Uber ou Airbnb, c’est cela qu’il se passe. Un siècle et demi de conquêtes pour qu’on se satisfasse d’un chauffeur qui roule dans une voiture 80 heures par semaine, sans pratiquement aucune protection sociale, pour un salaire (rapporté au temps de travail) inférieur au Smic horaire ? Ce ne peut être un horizon sérieux dans une société comme la nôtre.

Cela pose la question de la régulation. Les plateformes comme Uber ou Deliveroo, au fond, ne font que profiter des défaillances de la réglementation, du recul de la puissance publique. Elles prospèrent sur l’abandon de l’État social : moins il y a d’État, mieux elles se portent. En France, comme un peu partout, nous les avons laissées entrer sur le marcher, s’y installer, imposer leurs propres règles, parfois nous avons même modifié les nôtres pour les arranger, étant entendu, croyions-nous, que cela créerait de l’emploi, de la richesse.

Mais quel emploi, quelle richesse ? Grâce à d’habiles mécanismes de contournement, elles ne payent qu’une somme dérisoire d’impôts en France. Le même Airbnb fait augmenter les loyers de toutes les grandes villes où l’appli est populaire, Paris en tête, mais aussi, et bien avant, San Francisco où les citoyens se sont ligués contre elle. Les plateformes de la « Food Tech » se nourrissent de la précarité des étudiants et des jeunes peu formés en les payant une misère et en leur faisant prendre tous les risques, en se défaussant sur leur statut d’auto-entrepreneur de leur responsabilité sociale, dont celle de leur assurer une protection convenable.

BN : Vous illustrez votre propos avec l’exemple de trois « plateformes prédatrices » emblématiques : Uber, Delivero et Airbnb. Qu’est-ce qui les caractérise ?

K.A. : Il y a des caractéristiques communes. D'abord, un même modèle économique, consistant à grossir vite, le plus possible, pour prendre une position de leader sur son marché selon la logique du « winner takes all ». Ce modèle repose sur la mise en relation directe, sans intermédiaire (ce qui réduit drastiquement les coûts), de clients et de vendeurs (de biens, de services) sur une plateforme numérique qui fonctionne avec une appli et qui est « scalable » partout dans le monde.

Il y a aussi le fait qu’aucune de ces plateformes n’est rentable à ce stade. Elles génèrent des pertes colossales (trois milliards pour Uber en 2016) et se financent donc par levées de fonds, qui reposent sur du storytelling, la capacité à raconter une histoire, une belle histoire, faite de profits mirifiques, de généralisation du modèle à toute la planète, de progrès pour l’humanité ! Tant que les investisseurs y croient, cela fonctionne. C’est ce qui explique les valorisations gigantesques de ces plateformes (70 milliards de dollars pour Uber, 30 milliards pour Airbnb, etc.).

Dans les livres d'Ayn Rand, qui est l'une des sources d'inspiration de Kalanick, le fondateur d'Uber, les héros sont des entrepreneurs qui bataillent contre l'État, les lois, les normes sociales et toute forme de régulation.

Par-delà ces caractéristiques organiques, il y a aussi, pour ces plateformes, une même matrice idéologique qui puise ses racines dans ce que Boltanski et Chiapello appelaient la « critique artiste » (contre la « critique sociale », politique, celle des droits civiques par exemple) qui a émergé en Californie dans les années 1960 et qui est faite de libertarisme, de rejet de l'État et de la régulation, de croyances en la vertu absolue de la technologie et sa capacité à régler tous les problèmes des hommes. C'est ce que Fred Turner appelle dans un livre célèbre consacré au fondateur de Wired – la bible des geeks – « l'utopie numérique ».

Steve Jobs et nombre d'autres prophètes de la Silicon Valley sont les produits de cette culture où se mélangent mystique, individualisme, libertarianisme et anti-étatisme. Les fondateurs d'Uber et d'Airbnb, pour ne citer que ces plateformes connues en France, sont aussi les avatars de cette histoire, et de cette idéologie qu'on appelle le « cyber-libertarianisme », qui rappelle à bien des égards les livres d'Ayn Rand, une figure majeure du libertarianisme extrêmement célèbre aux États-Unis (son ouvrage Atlas Shrugged (La grève) est le deuxième livre le plus vendu après la Bible !) mais presque inconnue en France.

Dans les livres d’Ayn Rand, qui est l’une des sources d’inspiration de Kalanick, le fondateur d’Uber, les héros sont des entrepreneurs qui bataillent contre l’État, les lois, les normes sociales et toute forme de régulation. Dans cette vision du monde, l’égoïsme est la vertu suprême des individus. L’aversion des plateformes numériques pour la fiscalité, leur méthode de contournement systématique de l’impôt, leur propension à profiter de toutes les failles de la réglementation pour imposer leurs propres règles au détriment des normes sociales puisent leur racine dans cette idéologie qui a inspiré et continue d’inspirer une part importante des gourous de la Silicon Valley. À rebours du discours lénifiant que ces plateformes nous vendent dans leur communication.

BN : Quelles sont les conséquences politiques probables, ou avérées, de l'avènement de cette gig economy ?

K.A. : La gig economy – l'économie des petits boulots – se développe rapidement, en particulier grâce à l'essor des plateformes en ligne façon Uber. Ces petits jobs sont effectués par des travailleurs indépendants, des « freelancers », souvent mal payés, voire carrément exploités, du moins pour ceux qui ne le choisissent pas. Le travail indépendant concerne des travailleurs américains et pourrait représenter 43 % de la main d'œuvre aux États-Unis en 2020. Les travailleurs dits « indépendants » sont un peu les soutiers du capitalisme de plateforme. Ils sont flexibles et corvéables à merci, pas ou peu organisés ni même reliés entre eux. Pour les start-ups comme Uber ou Deliveroo, ils représentent l'idéal laborieux. Indépendants forcés, précarisés, ces travailleurs sont aussi terriblement seuls, déconnectés des solidarités du monde du travail, de l'entreprise, etc.

L’essor du travail indépendant, quand il n’est pas désiré, crée une forme d’anomie, où les normes sociales, qui paraissent acquises, tendent à s’étioler, à disparaître. Cela crée de la peur, du repli, de l’enfermement. C’est l’un des traits caractéristiques de ce que le sociologue allemand Zygmunt Bauman appelle la

« vie liquide »

, par opposition à ce qu’il nomme la société

« noix de coco »

, c’est-à-dire avec des repères et des lignes claires, des normes établies. La société ubérisée est une société liquide, où tout change sans cesse, où les solidarités se dissolvent, où les normes deviennent flottantes.

C’est là que peuvent surgir des dangers. La fragmentation du corps social, l’isolement accru des individus, une extrême solitude, la disparition de normes jusque-là réputées acquises et le sentiment de peur qui en résulte peuvent conduire à une forme de populisme.

C'est l'analyse de plusieurs intellectuels aux États-Unis ou en Angleterre par exemple, comme Edward Luce, qui soulignent que cette armée des ombres de travailleurs indépendants, née des fondrières du numérique et des hauts fourneaux de la gig economy, nourrit un sentiment de plus en plus fort d'être des laissés-pour-compte d'un monde qui avance sans eux, qui les laisse sur le bas-côté, qui ne fonctionne qu'en faveur des plus riches, des plus urbains, des mieux formés. Les winners contre les losers, en d'autres termes.

Avec le risque que les losers se tournent vers des solutions plus radicales, vers des leaders autoritaires qui, comme Trump, les placent au cœur de leur politique. La solution, pour contrer ou éviter ces effets, c’est de davantage réguler internet, et en particulier les plateformes prédatrices.

Karim Amellal, La révolution de la servitude. Pourquoi l’ubérisation est l’ennemie du progrès social, éditions Démopolis, 15 mars 2018, 196 pages, 19 euros.

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