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Libération
Récit

Un manifeste pour «clamer une douleur» ou un «procès injuste contre les musulmans» ?

Tirant sa force du nombre et de la variété de ses signatures, la tribune «contre le nouvel antisémitisme» publiée dimanche dans «le Parisien» provoque la polémique, du fait de la violence de ses mots et de sa stigmatisation de la communauté musulmane.
Lors de la marche blanche pour Mireille Knoll, une Française juive assassinée à son domicile, le 28 mars. (Photo Boris Allin. Hans Lucas)
publié le 24 avril 2018 à 20h46

C'est l'ex-directeur de Charlie Hebdo, Philippe Val, qui a pris la plume avec le soutien de l'essayiste Pascal Bruckner, pour rédiger le «Manifeste contre le nouvel antisémitisme» publié dimanche dans le Parisien. Quelque 250 personnes ont apposé leur signature sous ce texte, qui évoque «une épuration ethnique à bas bruit au pays d'Emile Zola et de Clemenceau». Devenu une pétition, il avait été signé mardi soir par près de 25 000 personnes sur Change.org. Et ce mercredi lui succède un livre, publié chez Albin Michel : le Nouvel Antisémitisme en France, préfacé par la philosophe Elisabeth de Fontenay. A l'appui de cette mobilisation, une très vive inquiétude : «Dans notre histoire récente, 11 juifs viennent d'être assassinés - et certains torturés - parce que juifs, par des islamistes radicaux» et «10 % des citoyens juifs d'Ile-de-France - c'est-à-dire environ 50 000 personnes - ont récemment été contraints de déménager parce qu'ils n'étaient plus en sécurité dans certaines cités et parce que leurs enfants ne pouvaient plus fréquenter l'école de la République», lit-on dans le manifeste.

Au-delà des figures connues pour leur défense d'une laïcité fermée, tels les philosophes Elisabeth Badinter et Alain Finkielkraut, la tribune tire sa force de la variété de ses signatures : personnalités politiques (Delanoë, Sarkozy, Raffarin), culturelles (Depardieu, Arditi, Bruni), historienne renommée comme Annette Wieviorka (spécialiste de la Shoah), mais aussi des intellectuels plutôt classés à gauche qui, jusque-là, s'étaient peu ou pas exprimés sur le sujet. Ainsi de l'essayiste Laure Adler, du psychanalyste Serge Hefez ou de l'écrivain Olivier Guez, Renaudot 2017 pour la Disparition de Josef Mengele. «C'est la première fois que je signe, explique-t-il à Libé. L'affaire Mireille Knoll m'a bouleversé. Cette femme de 85 ans échappe par miracle à la rafle du Vél d'Hiv et elle meurt brûlée dans son appartement. Dans certaines banlieues, des gamins en kippa se font insulter, voire agresser. Des amis d'amis ont dû quitter leur quartier, ce n'est pas normal. C'est bien que le débat autour de cet antisémitisme venant de courants extrêmes de l'islam soit posé.» Cette urgence, qui fait écho à l'assassinat un an auparavant de Sarah Halimi, l'a poussé à signer le texte, même s'il ne souscrit pas à tous les termes employés. «Je demande instamment qui peut faire grief aux juifs de clamer leur douleur et leur inquiétude face à de tels événements», écrit Elisabeth de Fontenay dans sa préface au livre publié ce mercredi.

Une communauté contre l’autre

Si tous s'accordent sur la nécessité de combattre toute forme d'antisémitisme, le manifeste fait pourtant débat : violence des mots utilisés («épuration ethnique à bas bruit»), dramatisation de certains faits, stigmatisation des musulmans. En affirmant que «les Français juifs ont 25 fois plus de risques d'être agressés que leurs concitoyens musulmans», le texte joue une communauté contre l'autre, estiment certains. «Le procès injuste et délirant d'antisémitisme fait aux citoyens français de confession musulmane et à l'islam de France à travers cette tribune présente le risque patent de dresser les communautés religieuses entre elles», a réagi le recteur de la Grande Mosquée de Paris. «Il peut être dangereux de désigner "un nouvel antisémitisme musulman", comme si tous les musulmans avaient tété l'antisémitisme avec le lait de leur mère», a renchéri Jean-Pierre Chevènement, président de la Fondation de l'islam de France, dans une référence explicite à des propos tenus en 2015 par Georges Bensoussan, auteur du polémique Territoires perdus de la République paru en 2002 et signataire de la tribune.

De passage à Paris, l'historienne américaine Joan Scott, spécialiste du genre et de la laïcité française, voit dans ce débat hexagonal la manifestation d'un pays qui, comme d'autres, peine à gérer l'immigration : «Comment intégrer des individus qui sont un défi à une nation homogène ?» Celle qui se définit comme «une juive laïque» s'étonne qu'au moment où cette polémique éclate, la France s'apprête à republier Charles Maurras. Sur Slate.fr, le journaliste Claude Askolovitch exprime son désarroi face à «une logique dévastatrice» : «Elle fait de la lutte pour les juifs une composante du combat identitaire français, et cette identité exclut. Elle s'énonce dans un syllogisme. La France, sans les juifs, ne serait pas elle-même ? Les juifs, de musulmans, sont les victimes ? La France, par ces musulmans, ne sera plus la France.» Coïncidence : deux jours après le manifeste paraît dans le Monde une tribune de 30 imams exerçant en France, dont celui de Bordeaux, Tareq Oubrou. Ce texte acte la réalité d'un dévoiement de l'islam qui attire une partie de la jeunesse musulmane. Mais dénonce aussi la manière dont des intellectuels et des politiques «n'hésitent plus à avancer en public et dans les médias que c'est le Coran lui-même qui appelle au meurtre».

«Fournir une interprétation»

«Nous demandons que les versets du Coran appelant au meurtre et au châtiment des juifs, des chrétiens et des incroyants soient frappés d'obsolescence par les autorités théologiques», peut-on lire sous la plume de Val et de ses compagnons. «C'est la même erreur que commettent un certain nombre d'ignares musulmans, des délinquants, qui prélèvent des textes isolés de leur contexte historique», répond Oubrou sur France Info. Val comprend la critique, mais répond que l'objet est de «fournir aux croyants une interprétation», sans expurger le Coran. Reste que, pour Oubrou, «l'antisémitisme puise ses racines ailleurs : dans la vengeance, la jalousie ou l'ignorance», avec notamment «l'importation du conflit israélo-palestinien et le mélange entre l'antisionisme et l'antisémitisme». C'est cette volonté d'aborder l'antisémitisme sous toutes ses formes que défend le sociologue Michel Wieviorka, jugeant le manifeste «partial» et «partiel» : «Il ignore ce qui se passe ailleurs qu'en France, à l'Est par exemple, où le renouveau du phénomène doit peu, ou rien, à une quelconque présence musulmane, et où prospèrent les bonnes vieilles catégories du nationalisme.»