Quel dommage que de sordides affaires d’héritage empêchent la société française de «contempler» la singulière histoire d’amour que vécurent pendant plus de vingt ans Laeticia et Johnny Hallyday. Alors que notre époque nous pousse à l’émancipation et à l’autonomie individuelle dans le couple, alors que les temps vantent l’égalité absolue des partenaires, Laeticia n’a jamais cessé d’affirmer que, pour elle, son époux était tout tandis qu’elle n’était rien. De dire qu’avant de le connaître elle dépérissait et que c’est son amour pour lui qui la sauva de l’abîme en donnant un sens à sa vie. Les esprits vulgaires ont pu interpréter ces mots d’une manière erronée et imaginer qu’en dépit de sa jeunesse cette femme était aussi démodée qu’Yvonne de Gaulle ou Christine Boutin. Ou bien que lorsqu’on épouse une gloire nationale comme Johnny Hallyday, il est normal que la conjointe ait des comportements de groupie, de midinette, d’idolâtre. Pourtant, l’aliénation absolue de cette femme, une aliénation assumée d’ailleurs sans la moindre réserve, rend compte de quelque chose de bien plus intéressant et complexe que cela. En effet, ce qu’elle cherchait à transmettre à chaque fois qu’elle s’exprimait, ce qu’elle affichait haut et fort, c’est que les sentiments qui l’unissaient au chanteur n’étaient pas réciproques. Non que lui ne l’aimait point. On sait à quel point il lui était attaché. Sauf que pour lui, elle n’était pas tout mais seulement une partie de sa vie. Je ne pense pas uniquement à son travail mais aussi à sa vie affective et sociale. Voilà quelque chose qui, dans le modèle conjugal actuel, semble être une véritable hérésie et cela indépendamment du sexe des partenaires qui vivent une telle inégalité. On est censé occuper la même place dans le cœur de l’autre que celle qu’il occupe dans le nôtre. Autrement nous en souffrons, nous nous en morfondons comme si nous nous laissions arnaquer, abuser. Sans compter que l’amour que l’on éprouve pour notre partenaire doit avoir des limites, afin de pouvoir le quitter si jamais ce dernier n’accomplit les multiples devoirs que la société lui impose envers nous. Sinon, on n’y voit point de l’amour mais une pathologie, une relation de maître à esclave dont il faut se sortir. Il n’y a que les mères envers leurs enfants qui peuvent se permettre ce type de sentiments. Bref, il y a dans ces normes tant de calcul et de mesquinerie qu’elles nous obligent à devenir des petits trafiquants de l’amour au lieu d’en être des protagonistes, des héroïnes et des héros, au lieu de jouir du bonheur qu’il pourrait nous procurer. Des normes qui rendent par ailleurs la vie conjugale à long terme absolument impossible. Comment ne pas avoir envie de rompre ces relations si petites et sordides ? Alors que nous devrions nous autoriser de chercher notre Laeticia ou notre Johnny, et notre vie amoureuse serait plus heureuse et bien plus sérieuse aussi. Nous formerions des couples pour la vie, des couples qui dureraient jusqu’à ce que la mort nous sépare. Car rien ne lie autant le réputé «fort» que l’amour sans conditions que lui offre le réputé «faible». Et rien ne rend le réputé «faible» aussi intelligent et délicat, aussi fin connaisseur du réputé fort que l’amour limité et incomplet que ce dernier lui voue. C’est pourquoi au lieu de tourmenter et d’injurier Laeticia, au lieu de la suspecter des pires méfaits, le public devrait la prier de lui donner des leçons sur l’amour conjugal. La supplier de nous transmettre cette force qu’elle a en elle, et qui lui permit un jour d’oser l’hérésie de l’attachement sans conditions. Lui demander de nous expliquer comment, l’air de rien, elle a pu, comment en faisant l’idiote, elle a su que l’émancipation, l’autonomie, l’égalité sont des concepts politiques parfaitement étrangers et même contradictoires avec la haute spiritualité qui est le propre de l’amour véritable, de l’amour fou.
Cette chronique est assurée en alternance par Marcela Iacub et Paul B. Preciado.