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Libération
TRIBUNE

1968-2018 : nous espérons que notre génération ne sera pas sourde à celle qui sera la suivante

Le Théâtre de la Colline a donné samedi 14 avril carte blanche à la jeunesse. Huit filles et garçons âgés de 19 à 27 ans ont organisé le temps d’une journée un espace où ils ont pu réfléchir ensemble, évoquer leurs sensations, leurs peurs, leurs enthousiasmes, leurs engagements… L’un d’entre eux, Donatien Chateigner a écrit un manifeste qui évoque les attentes de la génération d’avant, mai 68, le poids de l’héritage.
A Paris, en mai 1968. (Jean-Pierre Rey)
par
publié le 28 avril 2018 à 10h32

Il est curieux que nous ressentions nous-mêmes cette nostalgie de l'ivresse d'une lutte, qui traversa la France il y a cinquante ans. C'est peut-être parce que la jeunesse de ce printemps-là, on nous l'a racontée, insufflée, servie en exemple, rabâchée, crachée au visage comme le symbole de ce que nous ne saurions jamais être. Cette jeunesse-là est peut-être la raison même de notre présence ici, aujourd'hui, sur scène, comme un hommage à cet anniversaire tant attendu. L'incompréhension vient des deux parts. Surprise de ne pas nous voir remercier cet héritage présenté pourtant comme si grand, si lourd, si important qu'on ne saurait prendre la mesure de tout ce qu'on lui doit. Surprise, pour nous, d'être ramené.e.s au Quartier Latin, à Nanterre, à Vincennes, par des personnes plus proches par l'âge de la génération de nos parents, n'étant pas nées lors de cette révolution avortée. Comment se fait-il qu'une jeunesse cinquantenaire occupe encore tout le terrain ? «Vous savez, durant ce mois de mai, les étudiants n'ont pas demandé la permission de Jean-Louis Barrault pour occuper le théâtre de l'Odéon.» Nous le savons.

«Si j'étais à votre place je brûlerais les banques !» Ah. «Je ne comprends pas comment les jeunes d'aujourd'hui restent chez leurs parents, moi dès mes 17 ans j'ai tout fait pour partir de chez moi.» Ah oui, c'est vrai. On ne sait pas bien comment, mais vous vous êtes mis en tête que nous étions une génération qui aurait besoin d'un père, d'un vrai père, d'un père contre qui on aurait envie se révolter. D'où ça sort que là, les pères, ils sont trop gentils et que nous, on est devenu trop sages, trop obéissants, trop dociles, trop mous en fin de compte ? D'où ça sort que ça, ça c'est sans doute la plus grosse erreur de votre génération ?

«Tuer le père, c'est théâtral non ? Ça devrait se tenir ici, sur cette scène, n'est-ce pas ?» Ce n'est pas ce que nous cherchons, nous savons quelles sont nos luttes, nous les menons, pour certains et certaines, déjà de front. Comme le dit si bien Daniel Cohn-Bendit, se répandant sur tous les plateaux de télévision, toujours si prompts à le recevoir, lorsqu'on lui présentait les images de CRS rentrant, le 9 avril, dans l'enceinte de l'Université de Nanterre, allant chercher par la force des étudiants et étudiantes, les traînant par terre, les frappant, heurtant parfois un visage... : «au moins, les conneries de notre jeunesse, on les faisait avec charme». Nous ne cherchons pas à être charmants et charmantes, Ce mot n'est là que pour nous délégitimer, ce mot est une insulte à nos convictions, ce mot prétend que notre révolte ne serait qu'une posture juvénile. Mais nous t'avons trop vu à l'œuvre Dany, toi et tous tes petits camarades. Nous voyons combien cela coûte cher de briser ses engagements, de renier son idéal de jeunesse pour une place et du fric, et d'avoir à se justifier durant 40 ans d'avoir été animé pendant quelques années par un autre souffle que celui de son petit égo. Si nous te devons quelque chose, c'est avant tout cet enseignement-là, le poids des renoncements de toute une génération. C'est peut-être de cela que nous sommes les héritiers et héritières.

Nous espérons que nous échapperons à ce jeu. Que notre génération ne sera pas sourde à celle qui sera la suivante, qu’elle la laissera advenir, qu’elle la traitera en contestataire digne, qu’elle ne l’essoufflera pas...