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Enquête

Maurras, indéfendable mais toujours présent

La collection Bouquins réédite les textes de l’inspirateur de l’Action française et d’une droite nationaliste. Si des échos de sa pensée se font à nouveau entendre aujourd’hui, le théoricien antisémite et réactionnaire n’a pas d’héritiers directs.
Le 8 juin 1939, Charles Maurras, à l'Académie française. (Photo Excelsior. L'Equipe. Roger-Viollet)
publié le 6 mai 2018 à 17h46

Pour rééditer les textes de Charles Maurras (1868-1952) dans la collection «Bouquins» (éditions Robert Laffont), il faut un éditeur qui lance le chantier ; un préfacier qui devra en justifier l'idée et un historien auquel on demandera de «contextualiser» la démarche de l'inspirateur de l'Action française décidément à la mode aujourd'hui. Après avoir eu la peau du Haut Comité des commémorations nationales, qui proposait de marquer les 150 ans de sa naissance (face au tollé, le Livre des commémorations 2018 a été envoyé au pilon, et le comité s'est sabordé), voilà que Maurras se voit honoré par la réédition de certains de ses textes (1 200 pages tout de même). Même si éditeur, historien et préfacier s'ingénient à mettre une distance prudente entre eux et le «sujet», royaliste, antirépublicain constant, antisémite virulent, anti-allemand convaincu, vichyste par dépit, nationaliste jusqu'à l'aveuglement, antidreyfusard parce que nationaliste, et positiviste par raccroc.

«Maurras a, sans aucun doute possible, été l'un des grands intellectuels de la première moitié du XXe siècle, qui a inspiré la droite et dont la pensée reste vivante», justifie Jean-Luc Barré, l'éditeur. Jean-Christophe Buisson, l'auteur de la préface, journaliste au Figaro Magazine, assure d'emblée que Charles Maurras est indéfendable pour son antisémitisme et ses outrances verbales, et qu'il ne peut servir de base à une pensée de droite qui permettrait aujourd'hui d'engager une recomposition.

«Face à la finance»

Que reste-t-il alors de l'éditorialiste de l'Action française dans la France d'aujourd'hui ? Il suffit de piocher dans ses écrits regroupés par Bouquins pour en entendre les échos en 2018, souvent à droite, parfois à gauche. Le 2 août 1914 Maurras note dans l'Organe du nationalisme intégral : «Si l'Etat doit être solide pour faire face à l'étranger, il doit l'être davantage pour faire face à la finance, à ce pouvoir cosmopolite, le capital.» Le 13 juillet 1926, à la veille de l'inauguration de la Grande Mosquée de Paris : «Cette mosquée en plein Paris ne me dit rien de bon. […] s'il y a un réveil de l'islam, et je ne crois pas que l'on puisse en douter, un trophée de la foi coranique sur cette colline Sainte-Geneviève où enseignèrent tous les grands docteurs de la chrétienté anti-islamique représente plus qu'une offense à notre passé. Une menace pour notre avenir.» Dans Mes idées politiques publié en 1937 : «La Famille […], c'est ce que beaucoup veulent contester aujourd'hui ! Tout récemment, nos Russes [les communistes, ndlr] abrutis ou pervertis par des Juifs allemands [Karl Marx, ndlr], avaient estimé que l'on pourrait trouver infiniment mieux que n'a fait la mère Nature en ce qui concerne la réception et l'éducation des enfants.»

Parfois, quand il dénonce la démocratie, les échos se perdent. Qui soutiendrait aujourd'hui que «démocratie finit en "médiocratie"» ?Le complotisme est là en quelques mots : «Qu'est-ce que le démocratisme ? L'homme pratique demandera par qui est professée en France cette doctrine abstraite […]. Des hommes auraient faibli […]. Il faut donc bien supposer autre chose, une organisation, des organisations […] des dynasties. Dynasties juives et métèques.» Pour ceux qui s'accrochent à distinguer «l'antisémite d'Etat» des maurrassiens de l'antisémitisme de «peau» des nazis, un édito de l'Action française, du 19 octobre 1940, rappelle que l'on passe aisément de l'un à l'autre : «Pour un Juif, il y a tous les Juifs.» L'essentialisation du Juif est là, l'ennemi désigné et tous sont condamnés.

Appétit de publier

Fallait-il republier les textes biographiques, politiques ou poétiques de Maurras ? «Je reprends la phrase de l'éditeur Dominique de Roux (1) : "Je suis prêt à publier mon pire ennemi pourvu qu'il ait du talent".» Dans son bureau vitré de la place d'Italie, dans le XIIIe arrondissement au sud-est de la Paris, Jean-Luc Barré a face à lui une photo prise au débotté où on le voit au côté de Jacques Chirac. Pourquoi cet appétit de publier tout ce que la droite extrême a produit ? Au catalogue de la collection Bouquins, on trouve les royalistes Léon Daudet, Joseph de Maistre ou Rivarol (en 2016, avec une préface de Chantal Delsol). Mais aussi Maurice Barrès, nationaliste et antidreyfusard outrancier ou, le pire d'entre tous, Lucien Rebatet, l'auteur des Décombres, dans lequel le collaborationniste frénétique déverse un fiel fait de haine antisémite et d'adoration de l'Allemagne nazie (le Dossier Rebatet, préfacé par Pascal Ory, en 2016). Qui sera le suivant ? Le directeur de Bouquins assure qu'il va arrêter la publication des penseurs des droites extrêmes. «Il n'y en a plus de la dimension de Maurras. La Pléiade vient de republier Drieu La Rochelle, et Brasillach reste un écrivain mineur.»

Pour l'historien Martin Motte, qui réalise l'appareillage historique du Charles Maurras de Bouquins, éditer l'éditorialiste de l'Action française est une évidence. «Comment voulez-vous comprendre la France de toute la première moitié du XXe siècle sans le lire ? Son influence, qu'on l'apprécie ou qu'on la déteste, a été considérable sur les débats publics, comme penseur politique, mais aussi comme écrivain. Il est indéfendable, mais il est passionnant», tranche Motte qui qualifie l'antisémitisme de Maurras de «viscéral».L'historien décrit un penseur insaisissable qui se perdra dans une écriture compulsive, violente, appelant au meurtre de Léon Blum. Prônant le renversement de la République, incapable d'incarner «la France éternelle», mais resté à son bureau quand, le 6 février 1934, les Camelots du roi menacent la Chambre des députés.

Passé et modernité

Que reste-t-il de Maurras ? «La Constitution de la Ve République, instaurant un président monarque, et la diplomatie, fondée sur la puissance nucléaire», plaide Martin Motte. Pour le reste, il l'admet, l'homme paraît sans cesse embarrassé entre la fascination pour le passé et celle pour la modernité. Les rois doivent régner puisqu'ils ont régné pendant deux mille ans, l'Eglise catholique représente une indispensable permanence, mais il soutient les efforts d'Auguste Comte pour élaborer une foi dans le progrès, se gardant de croire en Dieu ou de respecter les rites de l'Eglise de Rome. «Au fond, l'unité vient peut-être de la quête esthétique de Maurras. L'Eglise catholique, la Vierge Marie, le décorum royal représentent pour lui une esthétique qui sauve le monde», tente Martin Motte.

La tâche la plus intéressante revenait à Jean-Christophe Buisson, sans lien de parenté avec Patrick Buisson, l'ancien conseiller de Nicolas Sarkozy, mais pas sans lien organique puisqu'ils travaillent ensemble sur la chaîne Histoire. Préfacer les textes de Maurras Quatre nuits de Provence, Kiel et Tanger, l'Avenir de l'intelligence, Mes idées politiques, ou la lettre de 1950 à son héritier politique, Pierre Boutang, suppose de montrer la modernité du propos. «La critique du système reprise par le Front national, commente Jean-Christophe Buisson, le souverainisme de Philippe de Villiers ou Dupont-Aignan, le conservatisme chrétien de François Fillon quand il se rapproche de Sens commun sont des thèmes maurrassiens sans aucun doute. Et le thème de la confiscation du pouvoir par des élites ou la haine du libéralisme se retrouvent à droite, comme à gauche.»

Plutôt Barrès

L'historien Johann Chapoutot qui n'a comme point commun avec Charles Maurras que le lieu de naissance, Martigues, s'étonne de cette tentative de rattacher Maurras à la période actuelle où il voit beaucoup plus la trace de Maurice Barrès, l'auteur des Déracinés (1897). «Cette exaltation de la nation que l'on retrouve aujourd'hui, celle de la terre et du terroir, l'humus faisant l'humain. L'exaltation des racines me semble plus barrésienne que maurrassienne. Maurras n'a pas laissé d'œuvre littéraire en dehors des poèmes, et il ne sert pas beaucoup à la droite française. Il est d'un autre temps», estime l'historien du nazisme et chroniqueur à Libé (2).

Parmi les intellectuels français, on peut aller chercher Patrick Buisson, Renaud Camus et son «grand remplacement», mais eux aussi doivent plus à Barrès qu'à Maurras. Ou le très discret Gérard Coustenoble, alias Gérard Leclerc, journaliste royaliste qui tentait avec Un autre Maurras (1974) de bâtir un néomaurrassisme. Charles Maurras n'a finalement pas laissé une pensée politique cohérente et transposable en 2018, même si on le croise parfois. Comme ce 21 novembre 2017, sur France Inter. Patrick Buisson commente l'actualité et évoque la grande nouveauté qu'apporte, selon lui, Emmanuel Macron en traçant à nouveau une frontière entre le capitalisme entrepreunerial et financier, entre les banques chrétiennes et les autres«anthropologiquement différentes», dont le comportement expliquerait un monde livré à la finance et au court-termisme. Que faut-il entendre par des banques «anthropologiquement différentes» ? On passe à un autre sujet. Un dialogue maurrassien pendant lequel personne n'a prononcé le mot «Juif». Maurras était là bien présent dans ce dialogue avorté

(1) Fondateur des Cahiers de L'Herne et de 10/18 au côté de Christian Bourgois.
(2) La Révolution culturelle nazie, éditions Gallimard, 2017.