Dans son cours d’économie internationale, Paul Krugman développait un cas très parlant de capture politique par un groupe organisé, les producteurs de sucre américains : à coup de lobbying bien placé, ceux-ci ont bénéficié pendant des années de barrières tarifaires imposées sur leurs concurrents étrangers. Sans ces barrières, le sucre américain aurait été moins cher de 8 cents par livre, ce qui revient à un coût de 5 dollars par an pour le consommateur américain. On estime le bénéfice pour le secteur sucrier américain à 1 milliard de dollars. Ce cas illustre bien le caractère indolore de certaines captures qui peuvent bénéficier largement à peu sans provoquer de remous : 5 dollars par an, personne ne réalisait le cadeau fait aux producteurs de sucre.
On peut se demander s’il ne se joue pas quelque chose d’assez similaire avec la politique agricole commune (PAC). Un drame en plusieurs actes a commencé la semaine dernière à Bruxelles et va se jouer jusqu’en 2020. En effet, la Commission européenne a rendu publique sa proposition de budget pour la période 2021-2027. La balle est à présent dans le camp des Etats membres qui vont négocier un budget commun entre eux sur la base de ces propositions, puis la copie finale devra être approuvée par le Parlement européen. Ce budget commun de l’Union européenne représente 150 milliards par an, soit 286 euros par citoyen. La PAC, elle, coûte 108 euros par citoyen européen. En comparaison, les dépenses publiques en France représentent 20 000 euros par citoyen et 18 250 en Allemagne. Comment le budget européen est-il financé ? A l’origine, en majorité par les droits de douane aux frontières, des ressources propres indépendantes des impôts ; mais très vite, l’essentiel a été financé par les contribuables nationaux. Or, le Brexit rebat les cartes car le Royaume-Uni est un gros contributeur. Quelle solution : couper dans les dépenses ? Mais lesquelles ? Augmenter les ressources ? Mais comment ?
Voici donc l’intrigue. L’acte I a démarré la semaine dernière quand Günther H. Oettinger, le commissaire européen au Budget, a fait les propositions suivantes : couper environ 5 % dans les deux principales dépenses, à savoir la politique agricole commune et la politique de cohésion, qui représentent aujourd’hui presque les trois quarts du budget ; en outre, il propose d’augmenter les contributions des Etats membres et développer des ressources propres nouvelle génération : une taxe sur le plastique, une taxe carbone et un mécanisme d’assiette commune des impôts sur les sociétés.
L’acte II va se jouer dans les pays membres qui vont négocier. Il y a fort à parier que la négociation française portera beaucoup sur la PAC. Certes, les dépenses qui lui sont dédiées ont chuté : elles occupaient 55 % du budget à la fin des années 80, 40 % aujourd’hui. Certes, nous sommes les premiers bénéficiaires en montants absolus. Mais nous sommes aussi de très gros contributeurs net au budget commun : l’Union européenne dépense en moyenne 200 euros par an pour le citoyen français mais celui-ci contribue à hauteur de 300 euros sur ses impôts. Ceci est vrai pour toutes les dépenses, y compris la PAC : nous donnons plus que nous ne recevons.
Autrement dit, les revenus dont bénéficient les agriculteurs français via la PAC sont financés par les contribuables français eux-mêmes, pas par le reste de l'Europe - contrairement à la Pologne ou à l'Espagne (1). Ensuite, qu'est-ce qui remplace la PAC puisque les fonds de cohésion visant à réduire les disparités entre région vont aussi être réduits ? L'accent est mis sur les autres programmes, dont un triplement des dépenses affectées aux politiques d'accueil des migrants, et à la gestion des frontières ; un doublement du programme d'échange universitaire Erasmus. Si on me demandait mon avis, je dirais qu'il n'y a pas assez d'effort sur la recherche et développement, sujet sur lequel l'Union européenne est dramatiquement en retard : nous consacrons à l'innovation presque deux fois moins que les Américains et plus de deux fois moins que les Japonais. Ce manque de moyens pèse sur notre capacité à générer de la croissance et des emplois. Malheureusement, je crains que cela ne soit jamais évoqué. Les faibles montants en jeu par rapport au budget national, combinés au sentiment de culpabilité nourri par nos racines paysannes, nous rendent vulnérables à des mécanismes de capture, comme dans l'exemple du secteur du sucre américain. En France, les principaux bénéficiaires de la PAC sont aussi le secteur du sucre, et en plus, la volaille et le vignoble (2). C'est normal, en France, on apprend à boire et à manger de tout, un peu…
(1) «Possible Impact of Brexit on the EU Budget and, in Particular, CAP Funding», de Jörg Haas et Eulalia Rubio de l'Institut Jacques Delors, pour le Parlement européen.
(2) Les bénéficiaires des aides de la PAC. Site du ministère de l'Agriculture et de l'Alimentation.
http://agriculture.gouv.fr/les-beneficiaires-des-aides-de-la-pac-0
Cette chronique est assurée en alternance par Pierre-Yves Geoffard, Anne-Laure Delatte, Bruno Amable et Ioana Marinescu.