Le 9 avril dernier à la Conférence des évêques de France, le président de la République a prononcé une allocution clairement marquée par un tropisme personnel envers la chose religieuse - principalement catholique. Dans ce discours revient dans sa bouche, pas moins de six fois, le terme «absolu», martelé en substantif, adjectif, adverbe. Un «besoin», nous dit-il, voire le fondement d'une ferveur éthique. Quelques semaines plus tard, s'exprimant cette fois sur son rapport à la littérature (1), le Président confie à ses interlocuteurs son souci là encore des questions religieuses - à titre personnel comme politique comprend-on.
Par ailleurs, à l’occasion du manifeste controversé sur le nouvel antisémitisme (2), de vifs débats ont éclaté quant à la légitimité d’un retour critique sur les textes «sacrés» de l’islam, dernière venue des religions révélées, et à ce titre ultime (jusqu’à nouvel ordre ?) mise à jour du «logiciel» monothéiste (mais c’est aussi ce que soutient, relativement au judaïsme, la doctrine chrétienne, chacun voit Dieu à sa porte).
Plutôt que de disserter sur le «besoin d'absolu» - dont il est à tout prendre préférable que nous puissions accepter qu'il soit déçu, cela modérerait quelques mortels élans «radicaux» ici ou là -, le Président, laissant le ciel «aux anges et aux moineaux», selon le mot de Heine cité par Freud (il est vrai à l'intention de ses «compagnons d'incroyance»), ne pourrait-il aborder autrement qu'au prisme de la religiosité la question du sens - de son élaboration comme de sa circulation ? Et puisqu'il aime la littérature, appliquer sa réflexion à l'aventure de la lecture : cet acte qui, épousant l'inépuisable mouvement des textes, les transforme et en renouvelle indéfiniment le sens ?
«L'idée de texte définitif ne relève que de la religion ou de la fatigue.» Jorge Luis Borges faisait cette remarque à propos des traductions d'Homère - d'un texte profane. On doit aussi à Borges une nouvelle intitulée Pierre Ménard auteur du Quichotte, dont le héros fictif, Pierre Ménard, auteur de divers «essais, sonnets, monographies», a en outre réécrit mot pour mot - littéralement donc - certains passages du Don Quichotte de Cervantès. Telle est, nous dit Borges, son «œuvre invisible», ainsi qualifiée : «la souterraine, l'interminablement héroïque, la sans pareille. Egalement hélas - pauvres possibilités humaines -, l'inachevée. Cette œuvre, peut-être la plus significative de notre temps, se compose des chapitres IX et XXXVIII de la première partie de Don Quichotte et d'un fragment du chapitre XXII». Ce sont entre autres les passages dans lesquels apparaît un dénommé Sidi Ahmed Benengeli, «historien arabe» ayant consigné l'histoire de l'ingénieux hidalgo que Cervantès, lecteur de ces aventures, dit avoir traduite du «morisque».
Comparant deux fragments - l'un écrit par Cervantès, l'autre par Pierre Ménard -, Borges expliquera en quoi ces deux textes pourtant identiques sont entièrement différents. Un paradoxe ? Plutôt une méditation, très profonde, de la rencontre vivante avec un texte. Car l'entreprise de Pierre Ménard, auteur d'une version de Don Quichotte qui n'est pas une reproduction mais une transformation de l'œuvre de Cervantès, est en réalité une métaphore de la lecture. De même que le psychanalyste écoute mot pour mot ce qui lui est dit - telle est la condition de l'interprétation, et des renouvellements qu'elle peut induire, défaisant tout sens unique -, de même lire suppose de rencontrer un texte tel qu'il est écrit. Mais dans la mise en œuvre d'une relation aux textes résolument non religieuse, qui se refuse à croire qu'ils portent un sens «absolu» : «définitif» ou, pour ceux produits par les religions, «sacré», car effet d'une inaltérable révélation divine qu'il serait «blasphématoire» de questionner (3).
«Si le livre entre dans l'esprit du lecteur tel qu'il a quitté celui de l'écrivain […], alors il a été lu en vain», notait Edith Wharton (4), ajoutant : «La valeur des livres est proportionnelle à ce que l'on pourrait appeler leur plasticité - leur capacité à représenter toutes choses pour tous, à être diversement modelés par l'impact de nouvelles formes de pensées. Là où, pour une raison ou une autre, cette adaptabilité réciproque manque, il ne peut y avoir de réelle relation entre le livre et le lecteur.»
Pour trancher la dispute laïcité versus «spiritualités», l'œuvre de Pierre Ménard est alors en effet «la plus significative de notre temps».
(1) Le Monde, 28 avril
(2) Le Parisien, 21 avril
(3) Sur ces questions, voir le récent ouvrage de Mathieu Guidère, Au commencement était le Coran (Folio), et en particulier le chapitre sur la transmission du texte sacré, où il explique l'interdiction qui fut faite de cumuler les fonctions de transmetteur du Coran et celle de transmetteur de poésie («conteur»).
(4) Le vice de la lecture.
Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Fœssel, Sabine Prokhoris et Frédéric Worms.