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Interview

Bruno Perreau : «Queer ou pas, nous sommes tous enserrés dans un ensemble de normes avec lesquelles nous devons composer»

Dans son dernier ouvrage, le professeur spécialiste des questions de genre au MIT analyse l’origine des fantasmes et des craintes à l’encontre de la théorie queer. Pourquoi cette critique des rôles sociaux de genre suscite-t-elle tant de peurs chez les réacs de droite comme de gauche ?
(Dessin Dorian Jude)
publié le 11 mai 2018 à 17h46

Contre le mariage pour tous, mais aussi contre l'ouverture de la PMA aux lesbiennes ou contre l'éducation à l'égalité entre les filles et garçons à l'école, leurs détracteurs, à l'image de la Manif pour tous en France, ont brandi ces dernières années la menace de la «théorie du genre». Selon eux, cette «idéologie du genre», née outre-Atlantique, mettrait fin à la différence des sexes et dénaturerait «l'ordre sexuel». Un tohu-bohu identitaire qu'il convient de combattre. Ce fantasme, soutient Bruno Perreau, professeur au Massachusetts Institute of Technology (MIT) et auteur de Qui a peur de la théorie queer ? (éd. les Presses de Sciences Po), est en réalité mobilisé pour décrédibiliser un champ d'études, le genre, et en particulier les travaux les plus critiques, le queer, qui déconstruisent avec radicalité la fabrique des rôles sociaux en fonction du genre. En creux : la crainte d'une pensée française «colonisée» par la pensée américaine perverse et «polymorphe», et d'une «propagation de l'homosexualité», déloyales à la nation, que le sociologue appelle à réfuter par… le geste théorique.

D’où vient la théorie queer et comment la définir ?

La théorie queer est plus une boîte à outils qu'un corpus bien délimité. Il s'agit d'un ensemble de travaux qui s'intéressent aux effets politiques du genre. Le mot «queer» a longtemps été une injure pour désigner les «pédés», les «tapettes», les «tordu(e)s» et, de façon plus large, ce qui est «bizarre», «étrange». Dans les années 80, la poétesse californienne Gloria Anzaldúa, d'origine mexicaine et lesbienne, a été l'une des premières à utiliser le terme «queer» pour se désigner. Des mouvements comme Act Up vont eux aussi se réapproprier l'injure pour en désamorcer la violence. En 1990, trois universitaires, Teresa de Lauretis, Judith Butler et Eve Kosofsky Sedgwick, décryptent, à partir de ce travail de réappropriation, le rôle du genre dans la fabrique de l'ordre social. Leurs travaux seront très vite désignés comme «théorie queer» car ils produisent à la fois une théorie des «tordu(e)s» (les minorités sexuelles ont été peu étudiées jusqu'alors) et une «théorie tordue», en ce sens qu'elle déplace les modes de pensée et a donc quelque chose de troublant. Dans Trouble dans le genre, Judith Butler s'intéresse alors à la façon dont nos identités sont jouées dans le théâtre social et comment les rôles que nous jouons sont eux-mêmes la copie d'autres rôles. C'est ce qu'elle appelle une chaîne performative. Ce qui l'intéresse, ce sont les moments où il y a, littéralement, du jeu dans cette chaîne, c'est-à-dire où ce qu'incarnent les individus ne correspond pas tout à fait à ce qui est attendu d'eux.

Quelles sont les résonances de la théorie queer en France ?

Lors des débats sur la loi Taubira, les mouvements réactionnaires ont accusé la théorie queer d'envahir la France et d'être la cause de l'ouverture du mariage aux couples homosexuels. Or, les textes queer sont très largement inspirés d'auteurs français : Deleuze, Foucault, Derrida, mais aussi, avant eux, Beauvoir et Wittig. C'est d'ailleurs ce que l'on appelle la french theory aux Etats-Unis. Ces fantasmes sont associés à la peur d'une invasion queer : conversion à la cause minoritaire, corruption de la jeunesse, culture du plaisir sans lendemain, mondialisation des catégories sexuelles, marchandisation du corps, etc. Mais il faut les étudier en les confrontant à l'émergence réelle du queer en France dans les espaces militants, académiques, artistiques et médiatiques. Ce sont d'abord des associations, comme les Sœurs de la perpétuelle indulgence qui, au début des années 90, commencent à utiliser le terme queer. Dans la seconde moitié de la décennie, plusieurs chercheur(e)s, parmi lesquels Didier Eribon, Françoise Gaspard, Sam Bourcier et Eric Fassin, ouvrent des séminaires et engagent un travail de traduction. Le terme commence à être popularisé dans les médias de masse au début des années 2000 parce qu'il permet, paradoxalement, de parler d'homosexualité et de transidentités sans avoir à les désigner explicitement en français. C'est le cas quand les écrivains Erik Rémès et Guillaume Dustan font le tour des plateaux télé et que, dans la foulée, Thierry Ardisson dépose la marque Queer. Quand TF1 reprend le show américain Queer Eye for the Straight Guy («Regard pédé pour homme hétéro»), la chaîne l'intitule Queer, cinq experts dans le vent. Le terme sert à ouvrir de nouveaux marchés sans choquer les téléspectateurs déjà acquis. Il rejoue le spectacle du placard. Le queer n'est donc pas en soi synonyme de radicalité : tout dépend de ce que l'on en fait.

D’où vient la peur de la théorie queer ?

Disons qu'elle s'exprime sur des modes différents. Depuis 2013, la droite sait que le combat contre la loi Taubira est perdu d'avance. Elle s'engage donc sur un autre terrain sensible : l'idée du déclin de l'école. Cela lui permet de s'adosser à la peur du déclassement social et de rallier au-delà des familles catholiques militantes. Des mouvements en ligne proposent de retirer les enfants de l'école car on y transformerait les petits garçons en petites filles et vice-versa ! C'est aussi une façon d'éviter les arguments théologiques - approche peu efficace dans un pays qui se pense sécularisé - en mobilisant une rhétorique déjà présente dans le débat public, comme l'idée de risque social calqué sur le modèle du risque environnemental - le Vatican a notamment forgé l'idée d'«écologie humaine». L'extrême droite craint surtout la dévirilisation de la société. Les cultures queer auraient tant théâtralisé les relations entre les sexes que le rapport de séduction entre homme et femme deviendrait presque impossible. Ce n'est pas pour rien que Jean-Marie Le Pen, qui pensait avoir transmis sa virilité politique à sa fille, s'en est pris aux gays qui entourent cette dernière. Ceux qu'il appelle, par référence à Abel Bonnard, ministre de l'Education nationale de Pétain, les «gestapettes» auraient efféminé, et donc affaibli, Marine Le Pen.

Et à gauche ?

C'est plutôt l'anticommunautarisme qui prime : ne pas donner l'impression d'être inféodés aux revendications des minorités. A peine la loi votée, Jean-Marc Ayrault explique qu'il faut en revenir à la défense du «vrai peuple» et donner priorité aux combats économiques sur les questions de société. Comme si le mariage n'était pas une question économique et comme si les minorités sexuelles étaient, en soi, privilégiées. La théorie queer démontre que les corps minoritaires sont à la fois un lieu de vulnérabilité et un lieu d'affirmation de soi. C'est précisément ce que la gauche a du mal à saisir, d'où son rejet de la GPA et sa prudence sur la PMA. Emmanuel Macron a quelque peu déplacé cette problématique. Il s'agit, pour lui, de maintenir un équilibre de parole. C'est ainsi qu'il a pu expliquer que la Manif pour tous avait été «humiliée» par les débats sur le mariage. Cette logique est précisément ce que les mouvements réactionnaires cherchent à accréditer : que toutes les théories se valent. Alors que pour les minorités, le combat théorie contre théorie est la première des oppressions.

Vous dites que c’est aussi une peur de la «propagation de l’homosexualité»… 

Oui, moins aujourd’hui de la sexualité elle-même que des formes de pensée critique qu’elle peut produire. Chez les réactionnaires de droite comme de gauche, il y a à la fois la crainte d’une conspiration orchestrée par un groupe minoritaire potentiellement déloyal envers l’Etat - l’ennemi de l’intérieur - et, simultanément, la peur de la propagation d’une culture minoritaire qui ne chercherait qu’une chose : sa propre multiplication. C’est pourquoi les transidentités sont souvent décrites comme cause et comme symptôme d’une société individualiste où chacun(e) se définirait à sa guise.

Vous pointez aussi des «dérives» dans certains usages de la théorie queer elle-même…

Certaines lectures queer considèrent par exemple le droit comme l’ennemi numéro 1 car, en imposant ses catégories, il empêcherait l’émergence de nouvelles subcultures. Pourtant, queer ou pas, nous sommes tous enserrés dans un ensemble de normes avec lesquelles nous devons composer. On peut ne pas désirer une institution et que son existence même nous travaille. On peut aussi transformer les normes juridiques par la pratique, par exemple être marié et ne pas faire vie commune ou ne pas avoir une stricte définition de la fidélité. Comme l’écrit Maggie Nelson, les vies queer sont pleines de contradictions, à la fois ordinaires et extraordinaires.

Pourquoi insistez-vous, à rebours de certain(e)s collègues, sur le nécessaire effort de théorisation ?

Nous sommes, depuis plusieurs années, piégés par les écrits réactionnaires, ce qui nous éloigne de la production de nouvelles façons de penser. Il a fallu dire qu’il n’y avait pas de «théorie du genre» mais des recherches sur le genre. Les études LGBT et queer ont ainsi été subsumées dans ce discours défensif. Elles restent d’ailleurs très peu enseignées en France. C’est aussi une certaine méfiance envers le travail théorique dans son ensemble qui s’est exprimée. Par conséquent, je propose une théorie minoritaire de la représentation. Dans un système politique majoritaire, reconnaître les minorités implique de les regarder d’en haut, soit en soutenant leurs revendications de telle sorte à ce qu’elles deviennent majoritaires, soit en leur faisant bénéficier d’un dispositif spécifique. Pourquoi ne pas baser le système représentatif sur la capacité à porter les voix minoritaires, c’est-à-dire constituées par un rapport de domination ? «Parler pour» serait alors entendu en son sens littéral, non pas «à la place de» et «au nom de», mais «en faveur de». C’est la culture politique que prône Condorcet et qu’il est essentiel d’actualiser. Il faut faire vivre ce même travail critique sur les peines, l’état d’urgence, l’hospitalité. Pas une critique descendue du ciel des idées, mais une critique véritablement queer, c’est-à-dire où les usages du corps font théorie.

Dessin Dorian Jude