De Gaulle s'en va… Après une longue hésitation, malgré la crise, le Général maintient le voyage qu'il avait prévu de longue date en Roumanie. Pompidou l'a assuré que le mouvement était maintenant sur le déclin. Drôle d'assurance… La veille, 13 mai, les «groupuscules» ont réuni plus de 300 000 personnes. De la République à Denfert-Rochereau, un fleuve de manifestants hérissé de drapeaux noirs et rouges s'est écoulé joyeusement, aux cris de «dix ans, ça suffit !», «De Gaulle à l'hospice», «le pouvoir recule, faisons-le tomber». C'est le dixième anniversaire de la Ve République. Toute la gauche est réunie derrière les étudiants, Cohn-Bendit, Geismar et Sauvageot au premier rang, les bras sur les épaules, sous une énorme banderole où l'on peut lire : «Etudiants, enseignants, travailleurs, solidaires !» C'est le jour de gloire des leaders étudiants, qui ont réussi en une semaine de combats de rue, de meetings et de défilés, à remuer la France entière et à rallier la gauche. «Ce qui m'a fait plaisir, dira Cohn-Bendit le soir même, c'était d'être en tête d'un défilé où les crapules staliniennes étaient dans le fourgon de queue.» Le préfet Grimaud a disposé 10 000 policiers le long du cortège. Mais cette fois pas d'émeute, un seul incident quand un car de police a été secoué par les manifestants, et une dispersion lente mais calme assurée par les gros bras de la CGT. Un jeune secrétaire d'Etat a établi une liaison avec l'un des dirigeants du syndicat, Henri Krasucki. Il s'appelle Jacques Chirac.
La jonction entre travailleurs et étudiants a eu lieu. Mais c'est pour une manif pacifique, massive, qui fête la victoire plus qu'elle ne prépare l'insurrection. L'autre événement, c'est la naissance de la commune étudiante. Dès le samedi soir une petite troupe emmenée par Marc Kravetz, Jean-Louis Péninou et quelques militants, a occupé Censier, aussitôt changé en forum permanent. Le lundi matin, c'est au tour de la Sorbonne de tomber. Le même groupe y entre et s'installe dans l'amphi Turgot, nommant aussitôt des commissions, faisant venir un camion sonorisé, un piano, un orchestre de jazz. Sur le mur apparaît le premier slogan : «On ne peut plus dormir tranquille quand on a une fois ouvert les yeux». C'est un fait qu'on dormira peu et qu'on parlera beaucoup. La commune étudiante, symbole de la révolte, laboratoire de rêves et d'espoirs, est à son premier jour.
En conseillant au Général de partir malgré tout, ce mardi 14 mai, le Premier ministre a sans doute une arrière-pensée : rester seul aux manettes, sans l’encombrante présence d’un Président qui demande la fermeté quand le gouvernement joue l’apaisement. Pompidou, le gaulliste plus conservateur que son chef, prépare déjà l’après-De Gaulle. Il veut montrer qu’il résout les crises et tient bon dans la tempête. Il ne sera pas déçu : ce même 14 mai, à Bouguenais près de Nantes, les ouvriers emmenés par un leader anarcho-syndicaliste, Alexandre Hébert, occupent l’usine de Sud-Aviation, séquestrent le patron, Pierre Duvochel, et votent une grève illimitée. Sud-Aviation est présidée par un homme-symbole au lourd passé : Maurice Papon, le préfet de police qui, entre autres exploits, a réprimé violemment les manifestations du FLN à Paris. A Renault-Cléon, René Youinou, délégué CFDT, sent lui aussi que l’atmosphère est propice : il s’apprête à lancer la grève. A Paris, Eugène Descamps, secrétaire général de la CFDT, reçoit maints coups de fil annonçant un mouvement d’ampleur. Le choc du 10 mai touche désormais la classe ouvrière. Malgré la CGT, qui veut à tout prix éviter une jonction salariés-étudiants, un orage peu ordinaire se prépare…