Depuis quand existe-t-il un état civil en Côte d’Ivoire ?
L’état civil est
instauré de manière obligatoire dans toute l’Afrique Occidentale Française
(AOF), par un décret du 16 août 1950. Il porte obligation pour toute personne
vivant dans un centre administratif, ou dans un périmètre autour de ces
centres, de faire déclarer les naissances et les décès. Cette date représente
une rupture significative avec la période précédente : Jusqu’en 1950,
l’état colonial n’investit que peu de moyens dans la connaissance individuelle
des citoyens, qui n’étaient jusqu’en 1946 que des « sujets
coloniaux ». L’administration coloniale française se satisfait d’un rôle
de recensement, théoriquement annuel, compilé lors d’une tournée par le chef de
subdivision, et qui donne un
dénombrement
approximatif
de la population en comptant les chefs de famille et leur
dépendants.
Ce
qui change la donne en 1950, c’est l’accession progressive des citoyens
africains au suffrage électoral dans le cadre de la nouvelle constitution de l’Union
française votée en 1946. A partir de 1946, plusieurs dizaines de milliers
d’africains votent dans un deuxième collège pour élire des candidats à
l’Assemblée nationale. En 1951 des femmes sont incluses au titre de
mère de famille. Le suffrage universel est
instauré en 1956. Or l’inscription sur les listes électorales nécessite de
faire la preuve de son identité. D’autre part, un nouveau code du travail
d’outre-mer voté en 1952 prévoit des avantages sociaux, comme les allocations
familiales, qui nécessitent une identification plus précise des identités
individuelles.
Après
l’indépendance obtenue le 7 août 1960, le Parti Démocratique de Côte d’Ivoire
instaure un nouveau code civil en octobre 1964 qui prévoit l’inscription
obligatoire des naissances, décès et mariage sur les registres d’état-civil,
dans les 15 jours suivant l’événement. Le raccourcissement du délai
d’inscription (15 jours au lieu de 3 mois pendant la colonisation) mettait
pourtant en difficulté les populations rurales qui ne résidaient pas à
proximité d’un centre d’état-civil, même si la loi de 1950 avait multiplié,
pour les zones rurales, la profession de secrétaire d’état-civil itinérant.
Quel rôle l'état civil a-t-il joué pendant la
guerre civile ?
Comme
le remarque Ruth Marshall-Fratani, la guerre civile à partir de 2002 est une
«
guerre
d’identification
». La raison primordiale tient à la capacité du papier de
redéfinir le corps électoral. Sous la présidence de Laurent Gbagbo, le ministre
d’Etat Emile Boga Doudou lance un programme d’identification nationale afin
d’empêcher des « usurpation[s] d’identité ». Celui-ci requiert des
déclarants qu’ils se rapprochent des autorités coutumières de leur « village
d’origine ». Cette campagne reposait sur une conception
« autochtoniste » de la nationalité, c’est à dire qu’elle reposait
sur l’hypothèque que toute personne avait non seulement une ethnie mais aussi
un lieu d’origine identifiable. Elle est l’occasion d’exactions nombreuses dans
le Nord comme à Abidjan, où l’armée et la police dépouillent leurs otages de
leurs pièces. Cette campagne a littéralement mis le feu aux poudres juste avant
la tentative de coup d’Etat au Nord en septembre 2002. A Bouaké, centre
névralgique de l’opposition entre Nord et Sud entre 2002 et 2008, le centre
d’état civil a été « décoiffé » et les certificats d’état-civil pris
pour cible de la destruction. On voit bien que les papiers d’identité n’ont pris
une signification particulière qu’en relation avec l’émergence d’une idéologie
xénophobe, visant à exclure certaines personnes de la possibilité de voter.
Pourtant, on peut aussi se demander comment les pratiques antérieures de
délivrance de l’état-civil ont prêté le flanc à ces accusations d’usurpation?
Une pratique étatique très répandue
depuis la période coloniale consistait en effet à délivrer des pièces par
jugement supplétif. En cas de déclaration « hors-délai », un
intéressé ou sa famille adresse une demande de jugement au tribunal en
produisant deux témoins en guise de certification. Devenue la règle plutôt que
l’exception, le jugement est depuis 1950 questionné pour son manque de
fiabilité, comme si ses origines déclaratives ne suffisaient pas à en garantir
la vérité. Y avaient recours des personnes éloignées de leur lieu de naissance
qui ne pouvaient pas retrouver leur certificat de naissance, ou encore des
instituteurs au moment d’inscrire leurs élèves à un examen scolaire, soumis à
limite d’âge. Interprété de manière frauduleuse, ces pratiques font l’objet de
plaisanteries à propos des « deux-fois nés », détenteurs de plusieurs
état-civils.
Le
problème fondamental réside selon moi dans l'usage discriminatoire qui est fait
actuellement des pièces d'identité, entre nationaux et non-nationaux.
Originellement, l'état civil n'était pas mobilisé pour faire preuve de la
nationalité. Les personnes y avaient recours pour se scolariser, pour obtenir
un diplôme, rentrer dans la fonction publique, rentrer dans une entreprise
européenne, parfois aussi pour faire valoir leur droit à l'héritage familial ou
la filiation. Autrement dit, les pièces servaient à asseoir l'accès à un droit
ou à un avantage dû. La multiplication des registres d'état-civil ne montrait
pas une meilleure couverture territoriale de l'enregistrement, mais seulement l'importante
des recours étatiques par cette catégorie salariée, urbaine, propriétaire
terrienne.
Dans
les années 2000, les autorités chargées du processus de pacification ont
identifié la délivrance des papiers comme un enjeu fondamental de la sortie de
crise. Les accords de Marcoussis en 2008 sous l’égide du Burkinabè Blaise
Compaoré, prévoyaient de mener des audiences foraines pour délivrer des pièces
à tous. Elles ont permis en partie de reconstituer des registres à partir des
déclarations spontanées et de délivrer des cartes d’identité. Un projet en
cours de numérisation des états-civils devrait aussi prévenir les risques de
destruction, faciliter la délivrance de pièces aux résidents hors de leur
commune d’origine, et certifier l’unicité des pièces. Les plans de lutte
antiterroristes en Europe jouent aussi dans l’attention récente pour
l’établissement de ces pièces.
En quoi l'état civil est-il important
aujourd'hui ?
Comme
l’ont montré les travaux des historiens sur les papiers d’identité en Europe,
il a fallu près d’un siècle pour achever l’établissement de registres d’état
civil exhaustifs en
France :
l’obligation de déclarer un patronyme par exemple contredisait la transmission
du nom maternel en Alsace au début du 19è siècle dans la communauté juive.
L’état civil servait aussi à restaurer une respectabilité : par exemple,
certains tentent de rectifier la qualité de bâtard d’un nouveau-né en apposant
le nom d’un grand père. Malgré la multiplicité des usages historiques de l’état
civil, nous vivons aujourd’hui dans la croyance que ces identités
administratives « collent » à notre réalité, qu’ils sont une
retranscription fiable des liens biologiques ou encore qu’ils expriment notre
réalité vécue. Pourtant il est commun en France de se faire appeler d’un nom
différent de celui enregistré à l’état-civil. Cette correspondance perçue est
aussi l’aboutissement d’un processus de pénétration des normes étatiques dans
nos vies.
En
Côte d’Ivoire, on peut dire que ce dernier processus est également à l’œuvre et
ce, depuis la période coloniale. Toutefois, les individus vivent aussi avec la
conscience d’une approximation entre identité déclarée et identité vécue. Cette
conscience est due à des facteurs très pratiques : comme la graphie de
certains noms n’était pas fixe, certaines personnes se sont retrouvées avec des
patronymes légèrement différents sur deux pièces, voire franchement différent
dans les années 1980 quand l’Etat a temporairement ouvert la possibilité de
prendre pour patronyme le nom d’un ancêtre plutôt que de son père. Il faut
alors recourir à un certificat d’individualité pour attester qu’on est une
seule et même personne. D’autres, pour être scolarisés, on fait effectuer un
deuxième état civil afin de se rajeunir, car l’entrée en primaire est interdite
après 6 ans. La volonté de scolarisation l’emporte sur la règle d’une limite
d’âge. Enfin, les services de l’Etat délivrent parfois des documents non
« conformes », manquant une signature, un tampon, ou des éléments
notoires comme le lieu de naissance (un défaut d’ailleurs très courant en
France même au XXè siècle et qui tient à la formation des clercs).
Ces
situations courantes font passer pour « faux » des papiers
authentiques, c’est à dire délivrés par l’autorité administrative en charge. Les
nouveaux états sécuritaires contemporains fonctionnent sur la fiction d’une
correspondance entre papier et identité, mais aussi sur le mythe d’une
rationalité administrative, afin de discriminer les individus. Ces questions deviennent
une actualité européenne lorsque des exilés demandent le statut de réfugié. Un
imaginaire de la tromperie, du faux, de la manipulation, assorti d’un discours
électoraliste sur les étrangers, a tendance à nier la complexité de ces
questions et les pratiques d’établissement de l’état civil dans les Etats
d’origine.