Pour quelles raisons, toutes tendances confondues, la plupart des médias consacrent-ils le gros de leur temps et de leurs effectifs à commenter des faits divers ? Sont-ils censés alimenter le voyeurisme du lecteur ou du spectateur, et donc les fidéliser, argument crucial dans trop de rédactions ? L’exploitation du fait divers présente un autre intérêt, à la fois politique et social. L’appel récurrent à un contrôle plus strict des populations et des individus s’insère dans une dynamique sécuritaire dont on a l’impression que rien ne pourra plus l’arrêter.
Mais cette fixation maladive sur le local - de Montmélian à Wambrechies, quand ce n’est pas le concours du plus beau marché de France ! - est aussi un détournement d’attention. Pendant ce temps, on ne nous parle plus du Brésil et de Lula, on continue d’entretenir une vision exotisée de la Chine de Xi Jinping, d’escamoter l’Inde et l’Afrique et de voir de très loin l’évolution inquiétante de nos voisins d’Europe centrale et orientale.
Une fois de plus, c'est plutôt sur les planches ou dans les salles obscures qu'il faut chercher une ouverture critique sur le monde autre que la randonnée historico-touristique ou l'exaltation de la préservation de la nature. Histoire d'exilés et de réfugiés, de traqués ou d'expulsés : Ithaque de la Brésilienne Christiane Jatahy et Transit de l'Allemand Christian Petzold abordent une fracture majeure de notre monde contemporain. Chacun à sa manière exploite, avec talent, le prisme de mémoires anciennes ou très anciennes pour attaquer des questions de fond.
Christiane Jatahy ne vend pas du spectacle à la brésilienne saupoudré d'exotisme carioca ou de misérabilisme de favela. Pour la dramaturge, l'Odyssée d'Homère, les épreuves que traversent Pénélope et Calypso ramènent aux tragédies qui secouent actuellement la Méditerranée et le Brésil. «L'idée de travailler sur l'Odyssée vient d'abord d'une envie de parler du monde d'aujourd'hui, de penser comment les choses sont en train de changer dans un mouvement continuel.» Ithaque ne cesse d'être dévorée par les prétendants qui incarnent pour Christiane Jatahy «la corruption et les coups portés à la démocratie». Mais Ithaque, c'est aussi un spectacle sur la guerre, «non seulement l'actualité de la guerre, mais aussi des moyens et des manières de la raconter et de la penser». Quant au Brésil, où «la guerre n'est plus déclarée, elle est permanente», c'est le plancher de l'île qui s'enfonce inexorablement dans les eaux à la fin du spectacle.
La guerre hante également les personnages de Christian Petzold, qui s'inspire d'un roman d'Anna Seghers. Dans Transit, le télescopage des époques et des sociétés se joue cette fois entre le Marseille de 2017 et la ville de 1940, entre sans-papiers et migrants contemporains et Allemands «en transit» fuyant la barbarie nazie.
Chez l'Allemand, comme chez la Brésilienne, la confusion des temps déclenche des effets paradoxaux. Au lieu de brouiller les récits, elle maintient constamment le spectateur en alerte. A lui de se demander en quoi ce que l'on lui montre renvoie aux événements d'aujourd'hui et à la société qui nous entoure, et dans quelle mesure ses transformations rejouent des scénarios que l'on croyait révolus ou s'en rapprochent dangereusement. L'entre-deux temporel qu'habite le film nous fait sentir que «pour les exilés, le temps s'arrête et ne continue plus. Leur passé n'intéresse personne. Ils n'ont pas d'avenir, ils vivent uniquement dans le présent. Et le présent ne les accueille pas».
Un autre cinéaste allemand, Robert Schwentke, joue d'une autre façon sur la «concordance des temps». Après une série d'épisodes aux limites du supportable très précisément situés dans les dernières semaines de l'Allemagne hitlérienne, l'épilogue de The Captain projette le faux SS et ses sbires dans les rues d'une cité allemande contemporaine où ils poursuivent leurs exactions sous les yeux interloqués des passants et de leurs nouvelles victimes. Les soudards en balade deviennent aussi fantomatiques et paradoxalement aussi présents que les héros de Transit.
La violence n'est pas qu'une spécialité des Black Blocs du 1er Mai. Elle inonde la Grèce féroce de Jatahy, le Marseille de Petzold ou l'Allemagne de Schwentke. Raison de plus pour l'observer avec le chorégraphe israélien Hofesh Shechter dans une salle bourrée à craquer de lycéennes et de lycéens. Les danseurs de Shechter ont entre 18 ans et 25 ans. «Le plateau est enguirlandé de loupiotes multicolores comme un cirque à l'ancienne plongé dans un intense brouillard. Un groupe de jeunes gens s'y agrippe comme s'adonnant à un ultime combat.» La violence monte entre les ados pour exploser dans des enchaînements de mises à mort. Ici, elle n'appartient pas à un ailleurs ou à un avant, mais jaillit au cœur même de notre société entre les jeunes qui en incarnent l'avenir.
Cette chronique est assurée en alternance par Serge Gruzinski, Sophie Wahnich, Johann Chapoutot et Laure Murat.