Au début de l’été 1898, Dora vient, en compagnie de
son père, voir Freud, pour la première fois. Elle a 16 ans. Freud la considère
comme «nettement névrosée». Il est question de la faire soigner, mais le
projet tombe à l’eau lorsque la jeune fille, fermement, déclare qu’elle ne veut
pas rester plus longtemps dans ce petit village de montagne. Il s’avère qu’un
ami proche de la famille, chez qui elle loge, «Monsieur K. avait osé,
pendant une promenade après une excursion sur le lac, lui faire une déclaration»,
ainsi que Freud le raconte dans son récit du «cas» (Cinq Psychanalyses). Pour lui, il s’agit d’une «petite
hystérie avec symptômes somatiques et psychiques des plus banaux». Deux ans
plus tard, en octobre 1900, Dora écrit dans une lettre son intention de se
suicider. Son père décide, malgré la résistance de la jeune fille, de
la faire soigner par Freud. La cure dure à peine onze semaines. Elle est
interrompue prématurément, car, selon les propres dires de Freud, il ne réussit
pas à «se rendre à temps maître du transfert». Fuite de la patiente. Echec de la cure. Pourquoi ? «S’agissait-il vraiment d’hystérie ?»
La question agite tout le monde. Et si Freud
s’était trompé ? L’histoire commence ainsi, résumée par la psychologue Martine de Bony : «Les parents de Dora se sont liés avec un couple, les K.
(Zellenka, de son vrai nom) qui ont deux petits enfants dont Dora s’occupe avec
sollicitude. Un jour (Dora n’a que quatorze ans) Monsieur K., dont le magasin
se trouve bien placé pour assister à une solennité religieuse, invite sa femme
et Dora à s’y rendre. Mais il s’arrange pour éloigner sa femme et renvoyer les
employés. Seul avec Dora, il ferme le rideau de fer et se jette sur elle pour
lui infliger un baiser appuyé ; baiser fortement imprégné de tabac, nous
dit-on. Dora “éprouve un dégoût intense” et se sauve. Elle ne parle pas
de la scène à ses parents, mais évite de se trouver seule avec K. et refuse de
les accompagner en excursion.» Un cas typique de harcèlement sexuel
Le récit continue ainsi : «Après cet événement,
Dora, qui mangeait difficilement, présente une aversion pour certains aliments.
D’autre part, elle fuit la vue des couples enlacés. Ensuite, tout semble oublié.»
Avec le temps, Dora reprend confiance. Elle se lie d’une tendre amitié avec
Madame K. pour qui elle a une adoration. Elle ignore que Madame K. est devenue
la maîtresse de son père. Deux ans passent. Dora a 16 ans, c’est une beauté. Un
jour, Monsieur K. entraîne la jeune fille dans une promenade au bord d’un lac
et lui fait des avances pressantes : il lui dit que sa femme n’est «rien
pour lui». Dora le gifle et se sauve. Le lendemain, Monsieur K. récidive :
il tente de surprendre Dora alors qu’elle fait la sieste dans sa chambre. Elle
le trouve debout devant elle à son réveil et prend peur. Elle se procure une
clé pour s’enfermer. La clé disparaît. Impossible de se protéger. Un cauchemar éveillé
«Elle refuse désormais de rester dans la maison
des K. et exige de repartir avec son père (qui lui était à l'hôtel où Mme. K.
venait le retrouver). Deux semaines plus tard elle raconte la scène à ses
parents. Le père demande des explications à K. lequel nie farouchement,
accusant Dora d'affabulation et invoque la perversité sexuelle de la jeune
fille. (K.reconnut plus tard publiquement le bien fondé de ses dires)».
Dans un texte teinté d'exaspération (1), Marie Bonaparte –qui fut la première à traduire le récit de Freud en français– résume ainsi la situation : «le père de Dora
croit qu'il s'agit d'un simple fantasme sexuel, Monsieur K. nie avoir tenté de
séduire Dora et personne n'accorde finalement de crédit à son récit». Tous
les hommes se liguent contre elle. Pire, Dora découvre le pot aux roses :
Madame K., qu'elle aimait tant, est l'amante de son père. Père dont elle
comprend qu'il avait tout intérêt à ce que sa fille loge chez les K. «Dora se rend
compte qu'il l'a livrée en otage à Monsieur K. pour avoir les mains libres avec
sa femme», assène Marie Bonaparte.
Trahie par son père, accusée de désirer son harceleur
Comprenant que son père se servait d’elle comme
d’un appât sexuel, la jeune fille tombe malade. Dyspnée, toux nerveuse, aphonie,
dépression… Ces symptômes, Freud les attribue à l’hystérie. «Les symptômes
de l’hystérie, dit-il, sont l’expression des désirs les plus secrets et
les plus refoulés [des patients]». Sans jamais cesser de dépeindre Monsieur
K. comme un homme avenant, agréable, délicat, généreux ou attentionné, Freud «prête
à sa jeune patiente du désir pour Monsieur K., alors qu’elle ne cesse de
dénoncer les assauts dont elle est victime. (1)» Pourquoi refuse-t-il de
croire Dora ? Lorsqu’elle a été embrassée de force à 14 ans, Freud affirme (sans preuve) qu’elle aurait ressenti «une sensation nette d’excitation sexuelle».
Lorsqu’elle raconte l’intrusion de Monsieur K. dans sa chambre, il «met en
parallèle notamment la situation de son père se tenant debout devant son lit
lorsqu’elle souffrait d’énurésie [pipi au lit] –vers l’âge de sept ou huit ans– et la
situation de Monsieur K. se tenant debout devant son lit : mouillée par l’urine
dans un cas, elle le serait par le désir dans l’autre. (1)»
Ma petite Dora, «il n’aurait pas été déplacé» d’être plus gentille…
Quoiqu’elle dise, Dora est traitée en coupable. Même
ses rêves sont utilisés contre elle, suivant un processus de retournement
odieux. Dora fait en effet des rêves à répétition. Depuis la scène du lac, elle
fait ce rêve par exemple : «Dans une maison, il y a un incendie. Mon père
est debout devant mon lit, il me réveille. Je m’habille rapidement. Maman veut
encore sauver sa boîte à bijoux, mais papa lui dit : “Je ne veux pas que
moi et mes deux enfants, nous brûlions à cause de ta boîte à bijoux.” Nous
nous dépêchons de descendre et aussitôt dehors, je me réveille.» Dora
raconte que la boîte à bijoux de son rêve est probablement celle que Monsieur
K. lui a offerte. Apprenant qu’elle a reçu «un très précieux coffre à bijoux»,
Freud lui fait un reproche : «Il n’aurait donc pas été déplacé de faire un
cadeau en retour.» Sous-entendu : petite ingrate. Dora n’aurait-elle pas dû
se montrer plus reconnaissante et plus docile ?
«Je suis menacée ici par un véritable danger»
Comme pour enfoncer le clou, Freud ajoute : «Vous
ne savez peut-être pas que «coffret à bijoux» est une expression volontiers
employée pour désigner la même chose que... les organes génitaux féminins».
Voilà Dora en posture difficile : pourquoi a-t-elle accepté un cadeau sachant
qu’elle aurait dû le payer en retour avec sa virginité ? L’accusant, à
demi-mot, d’hypocrisie ou plutôt d’«insincérité» selon ses propres
termes, Freud la culpabilise. Il veut à toute force faire admettre à Dora que
son rêve exprime le désir «inconscient» de rendre à Monsieur K. son cadeau,
c’est-à-dire de se donner à lui en échange de la boîte à bijoux. Lorsqu’il
essaye de lui faire admettre cette version des faits, Dora s’y refuse.
Désabusé, il écrit : «Elle ne voulut naturellement pas accepter cette partie
de l’interprétation». Curieusement, il ne prend pas en compte le fait que
–dans le rêve– Dora se sent menacée par le feu. Elle a peur et, comme sa mère,
elle veut «sauver sa boîte à bijoux». Psychanalyse et dénégation de la vérité de
l’autre
La psychologue Martine de Bony conclut : «Cette
dénégation de la vérité de l'autre me paraît ce qu'il y a de plus inadmissible
dans la Psychanalyse parce qu'elle rappelle les méthodes de tous les
totalitarismes. Dans le catéchisme de mon enfance il y avait cette assertion
suivant laquelle tout le monde croyait en Dieu, ceux qui prétendaient le
contraire étant des «insensés ou des imposteurs".»
Dora voulait seulement échapper à un harceleur trop
«enflammé». Elle avait peur d'être violée. Or ceux-là même qui étaient censés
la protéger –son père puis Freud– l'ont trahie. Ils ne l'ont pas crue quand
elle accusait Monsieur K. de vouloir abuser d'elle. Freud, lui-même, n'est-il pas sensible à l'attrait de
cette «suçoteuse» ? Dora, «fine mouche» (ainsi qu'il le note lui-même) sent
d'ailleurs le danger. Elle le lui dit : «Je suis menacée ici par un véritable
danger», parlant à la fois de la maison en feu et du cabinet de Freud qu'elle
fuit, littéralement.
A LIRE : Cinq Psychanalyses, de Sigmund Freud, traduit de l'allemand par Olivier Mannoni, Payot, 2014.
Études sur l'hystérie, de Joseph Breuer et Sigmund Freud, traduit de l'allemand par Anne Berman, avant-propos par Marie Bonaparte, PUF, 2014.
NOTE (1) : ces citations sont extraites de l'avant-propos rédigé par Marie Bonaparte aux premières éditions du livre Études sur l'hystérie, de Joseph Breuer et Sigmund Freud.