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Blog «Les 400 culs»

Une jeune fille dans une maison en feu

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L’histoire de Dora, première des “Cinq Psychanalyses” publiée par Freud en 1900 fait l’objet d’intenses spéculations. Elle indigne ses contemporains. Elle inspire les dramaturges et les poètes. C'est l'histoire d'une petite fille embrassée de force à 14 ans.
Oeuvre d'Antoine Bernhart (c) Bernhart - https://www.antoine-b.com
publié le 16 mai 2018 à 8h10
(mis à jour le 16 mai 2018 à 8h48)
Au début de l’été 1898, Dora vient, en compagnie de son père, voir Freud, pour la première fois. Elle a 16 ans. Freud la considère comme «nettement névrosée». Il est question de la faire soigner, mais le projet tombe à l’eau lorsque la jeune fille, fermement, déclare qu’elle ne veut pas rester plus longtemps dans ce petit village de montagne. Il s’avère qu’un ami proche de la famille, chez qui elle loge, «Monsieur K. avait osé, pendant une promenade après une excursion sur le lac, lui faire une déclaration», ainsi que Freud le raconte dans son récit du «cas» (Cinq Psychanalyses). Pour lui, il s’agit d’une «petite hystérie avec symptômes somatiques et psychiques des plus banaux». Deux ans plus tard, en octobre 1900, Dora écrit dans une lettre son intention de se suicider. Son père décide, malgré la résistance de la jeune fille, de la faire soigner par Freud. La cure dure à peine onze semaines. Elle est interrompue prématurément, car, selon les propres dires de Freud, il ne réussit pas à «se rendre à temps maître du transfert». Fuite de la patiente. Echec de la cure. Pourquoi ?
«S’agissait-il vraiment d’hystérie ?»
La question agite tout le monde. Et si Freud s’était trompé ? L’histoire commence ainsi, résumée par la psychologue Martine de Bony : «Les parents de Dora se sont liés avec un couple, les K. (Zellenka, de son vrai nom) qui ont deux petits enfants dont Dora s’occupe avec sollicitude. Un jour (Dora n’a que quatorze ans) Monsieur K., dont le magasin se trouve bien placé pour assister à une solennité religieuse, invite sa femme et Dora à s’y rendre. Mais il s’arrange pour éloigner sa femme et renvoyer les employés. Seul avec Dora, il ferme le rideau de fer et se jette sur elle pour lui infliger un baiser appuyé ; baiser fortement imprégné de tabac, nous dit-on. Dora “éprouve un dégoût intense” et se sauve. Elle ne parle pas de la scène à ses parents, mais évite de se trouver seule avec K. et refuse de les accompagner en excursion.»
Un cas typique de harcèlement sexuel
Le récit continue ainsi : «Après cet événement, Dora, qui mangeait difficilement, présente une aversion pour certains aliments. D’autre part, elle fuit la vue des couples enlacés. Ensuite, tout semble oublié.» Avec le temps, Dora reprend confiance. Elle se lie d’une tendre amitié avec Madame K. pour qui elle a une adoration. Elle ignore que Madame K. est devenue la maîtresse de son père. Deux ans passent. Dora a 16 ans, c’est une beauté. Un jour, Monsieur K. entraîne la jeune fille dans une promenade au bord d’un lac et lui fait des avances pressantes : il lui dit que sa femme n’est «rien pour lui». Dora le gifle et se sauve. Le lendemain, Monsieur K. récidive : il tente de surprendre Dora alors qu’elle fait la sieste dans sa chambre. Elle le trouve debout devant elle à son réveil et prend peur. Elle se procure une clé pour s’enfermer. La clé disparaît. Impossible de se protéger.
Un cauchemar éveillé

«Elle refuse désormais de rester dans la maison des K. et exige de repartir avec son père (qui lui était à l'hôtel où Mme. K. venait le retrouver). Deux semaines plus tard elle raconte la scène à ses parents. Le père demande des explications à K. lequel nie farouchement, accusant Dora d'affabulation et invoque la perversité sexuelle de la jeune fille. (K.reconnut plus tard publiquement le bien fondé de ses dires)». Dans un texte teinté d'exaspération (1), Marie Bonaparte –qui fut la première à traduire le récit de Freud en français– résume ainsi la situation : «le père de Dora croit qu'il s'agit d'un simple fantasme sexuel, Monsieur K. nie avoir tenté de séduire Dora et personne n'accorde finalement de crédit à son récit». Tous les hommes se liguent contre elle. Pire, Dora découvre le pot aux roses : Madame K., qu'elle aimait tant, est l'amante de son père. Père dont elle comprend qu'il avait tout intérêt à ce que sa fille loge chez les K. «Dora se rend compte qu'il l'a livrée en otage à Monsieur K. pour avoir les mains libres avec sa femme», assène Marie Bonaparte.

Trahie par son père, accusée de désirer son harceleur
Comprenant que son père se servait d’elle comme d’un appât sexuel, la jeune fille tombe malade. Dyspnée, toux nerveuse, aphonie, dépression… Ces symptômes, Freud les attribue à l’hystérie. «Les symptômes de l’hystérie, dit-il, sont l’expression des désirs les plus secrets et les plus refoulés [des patients]». Sans jamais cesser de dépeindre Monsieur K. comme un homme avenant, agréable, délicat, généreux ou attentionné, Freud «prête à sa jeune patiente du désir pour Monsieur K., alors qu’elle ne cesse de dénoncer les assauts dont elle est victime. (1)» Pourquoi refuse-t-il de croire Dora ? Lorsqu’elle a été embrassée de force à 14 ans, Freud affirme (sans preuve) qu’elle aurait ressenti «une sensation nette d’excitation sexuelle». Lorsqu’elle raconte l’intrusion de Monsieur K. dans sa chambre, il «met en parallèle notamment la situation de son père se tenant debout devant son lit lorsqu’elle souffrait d’énurésie [pipi au lit] –vers l’âge de sept ou huit ans– et la situation de Monsieur K. se tenant debout devant son lit : mouillée par l’urine dans un cas, elle le serait par le désir dans l’autre. (1)»
Ma petite Dora, «il n’aurait pas été déplacé» d’être plus gentille…
Quoiqu’elle dise, Dora est traitée en coupable. Même ses rêves sont utilisés contre elle, suivant un processus de retournement odieux. Dora fait en effet des rêves à répétition. Depuis la scène du lac, elle fait ce rêve par exemple : «Dans une maison, il y a un incendie. Mon père est debout devant mon lit, il me réveille. Je m’habille rapidement. Maman veut encore sauver sa boîte à bijoux, mais papa lui dit : “Je ne veux pas que moi et mes deux enfants, nous brûlions à cause de ta boîte à bijoux.” Nous nous dépêchons de descendre et aussitôt dehors, je me réveille.» Dora raconte que la boîte à bijoux de son rêve est probablement celle que Monsieur K. lui a offerte. Apprenant qu’elle a reçu «un très précieux coffre à bijoux», Freud lui fait un reproche : «Il n’aurait donc pas été déplacé de faire un cadeau en retour.» Sous-entendu : petite ingrate. Dora n’aurait-elle pas dû se montrer plus reconnaissante et plus docile ?
«Je suis menacée ici par un véritable danger»
Comme pour enfoncer le clou, Freud ajoute : «Vous ne savez peut-être pas que «coffret à bijoux» est une expression volontiers employée pour désigner la même chose que... les organes génitaux féminins». Voilà Dora en posture difficile : pourquoi a-t-elle accepté un cadeau sachant qu’elle aurait dû le payer en retour avec sa virginité ? L’accusant, à demi-mot, d’hypocrisie ou plutôt d’«insincérité» selon ses propres termes, Freud la culpabilise. Il veut à toute force faire admettre à Dora que son rêve exprime le désir «inconscient» de rendre à Monsieur K. son cadeau, c’est-à-dire de se donner à lui en échange de la boîte à bijoux. Lorsqu’il essaye de lui faire admettre cette version des faits, Dora s’y refuse. Désabusé, il écrit : «Elle ne voulut naturellement pas accepter cette partie de l’interprétation». Curieusement, il ne prend pas en compte le fait que –dans le rêve– Dora se sent menacée par le feu. Elle a peur et, comme sa mère, elle veut «sauver sa boîte à bijoux».
Psychanalyse et dénégation de la vérité de l’autre

La psychologue Martine de Bony conclut : «Cette dénégation de la vérité de l'autre me paraît ce qu'il y a de plus inadmissible dans la Psychanalyse parce qu'elle rappelle les méthodes de tous les totalitarismes. Dans le catéchisme de mon enfance il y avait cette assertion suivant laquelle tout le monde croyait en Dieu, ceux qui prétendaient le contraire étant des «insensés ou des imposteurs".» Dora voulait seulement échapper à un harceleur trop «enflammé». Elle avait peur d'être violée. Or ceux-là même qui étaient censés la protéger –son père puis Freud– l'ont trahie. Ils ne l'ont pas crue quand elle accusait Monsieur K. de vouloir abuser d'elle. Freud, lui-même, n'est-il pas sensible à l'attrait de cette «suçoteuse» ? Dora, «fine mouche» (ainsi qu'il le note lui-même) sent d'ailleurs le danger. Elle le lui dit : «Je suis menacée ici par un véritable danger», parlant à la fois de la maison en feu et du cabinet de Freud qu'elle fuit, littéralement.

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A LIRE : Cinq Psychanalyses, de Sigmund Freud, traduit de l'allemand par Olivier Mannoni, Payot, 2014.

Études sur l'hystérie, de Joseph Breuer et Sigmund Freud, traduit de l'allemand par Anne Berman, avant-propos par Marie Bonaparte, PUF, 2014.

NOTE (1) : ces citations sont extraites de l'avant-propos rédigé par Marie Bonaparte aux premières éditions du livre Études sur l'hystérie, de Joseph Breuer et Sigmund Freud.