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Interview

Paul Hawken : «Le réchauffement climatique est une chance. En tout cas, ce n’est pas une malédiction»

A l'ère de l'anthropocènedossier
Sait-on vraiment comment lutter contre le changement climatique ? Pas sûr, répond l’environnementaliste américain. Supprimer les gaz frigorigènes, développer l’éolien en mer, réduire le gaspillage alimentaire… A partir de modélisations mathématiques, il propose un classement des 100 mesures les plus efficaces pour limiter les gaz à effets de serre.
(Illustration Simon Bailly)
publié le 18 mai 2018 à 17h06
(mis à jour le 21 janvier 2019 à 17h13)

Illustration animée Simon Bailly

Proclamer que le changement c'est maintenant, viser l'inversion de la courbe… Certains s'y sont cassé les dents. Pourtant, c'est bien l'ambition de Paul Hawken. A ceci près que la courbe que cet environnementaliste américain espère infléchir est celle de la concentration de gaz à effet de serre (GES) dans l'atmosphère, qui n'a jamais été aussi élevée. Pour lui, si le changement est possible dès aujourd'hui, c'est parce qu'il y a urgence à agir, mais surtout parce que les solutions sont là. C'est en tout cas ce que veut montrer Drawdown, comment inverser le cours du réchauffement planétaire (Actes Sud), sorti mercredi. Fruit du travail mené depuis 2013 sous son égide par une coalition internationale de 70 chercheurs, ce livre établit la première liste, hiérarchisée par de savants calculs, des 100 mesures les plus efficaces pour diminuer la quantité de polluants émis dans l'atmosphère… à condition de les développer massivement dans le monde entier.

Comptant sur la rationalité des chiffres pour convaincre ses lecteurs qu’une action efficace est possible, Paul Hawken fait défiler les gigatonnes de carbone et les milliards de dollars économisés, en fonction de scénarios plus ou moins ambitieux. Dans celui que les chercheurs considèrent comme plausible, plus de 1 000 gigatonnes de carbone - soit 1 000 milliards de tonnes, excusez du peu - pourraient être économisées. Au top 3 des solutions les plus efficaces : l’élimination des gaz frigorigènes utilisés dans les climatiseurs ou les réfrigérateurs, le développement de l’éolien en mer et la réduction du gaspillage alimentaire. De quoi questionner nos habitudes de consommation, la responsabilité des industriels et les choix politiques. Et le message est clair : l’efficacité des solutions étant désormais connue, il appartient aux sociétés d’agir collectivement. Car c’est ensemble que tout devient possible.

En expliquant «comment inverser le cours du réchauffement planétaire», votre livre semble bien optimiste. Etait-ce le but ?

Le projet Drawdown (1) n'est ni optimiste ni pessimiste, mais réaliste. Nous avons défini un but : inverser la courbe de la concentration des GES dans l'atmosphère, qui a atteint, au XXe siècle, un niveau jamais vu sur Terre depuis 20 millions d'années. Nous voulons savoir si nous pouvons atteindre ce but dans un délai raisonnable, d'ici 2050. Pour cela, nous avons développé un modèle de calcul permettant d'identifier les meilleures solutions à développer parmi celles déjà existantes, connues, opérationnelles, pour stocker du carbone ou éviter d'en émettre : boisement, covoiturage, planification familiale, chauffe-eau solaire… L'idée n'est pas de partager une conviction, d'élaborer un plan d'action, ou de dire ce qu'il faut faire. La seule chose que nous avons faite, c'est de modéliser le développement de chaque solution, en nous appuyant sur des données provenant de revues relues par les pairs et d'institutions reconnues comme la FAO ou la Banque mondiale.

Comment avez-vous listé les solutions que vous avez testées ?

Uniquement en fonction de leur impact. Au départ, nous en avions 300 et nous avons éliminé les éléments dont l’effet était trop limité. Les couches recyclables, c’est une bonne idée, mais ça n’a pas un impact important ! Certaines solutions sont très efficaces dans un lieu précis, mais difficiles à généraliser dans le monde. Peu à peu, la liste s’est réduite et notre modèle mathématique a permis de la hiérarchiser. Nous avons été surpris dès les premiers résultats : l’action la plus utile concerne les fluides frigorigènes de nos frigidaires et de nos climatiseurs, très polluants. Il faut les récupérer sur les appareils existants en fin de vie et, à terme, leur substituer d’autres gaz réfrigérants comme le propane ou l’ammoniac. Pourtant, cette question ne semble pas prioritaire. Inversement, les solutions liées au transport (transports en communs, véhicules électriques…) ne sont pas en tête, car les efforts dans ce domaine seront limités par la croissance démographique des années à venir. Durant la COP 21 de Paris en 2015, si vous aviez demandé aux participants de lister les 10 meilleures solutions, même dans le désordre, personne n’aurait eu raison. Il est frappant qu’après cinquante ans de débat public sur le climat, il soit resté impossible si longtemps de lister les solutions. Chacun parle en fonction de croyances, faute d’avoir fait les calculs. Nous les avons faits.

Le projet Drawdown vise la baisse des GES dans l’atmosphère. La COP 21, elle, veut limiter le réchauffement climatique à 2 °C d’ici 2050. Qu’en pensez-vous ?

C’est un très mauvais objectif car la barre des 2 °C n’est pas scientifique. Le premier à en avoir parlé est un économiste de Yale, William Nordhaus, en 1975, qui dit l’avoir un peu sorti du chapeau. Le deuxième est le climatologue allemand Joachim Schellnhuber, en 1994, qui l’utilisait pour se faire comprendre simplement des politiques. Mais le fond du problème, c’est 2050. Qui se lève le matin en pensant à 2050 ? Personne ! Le cerveau humain n’est tout simplement pas équipé pour prendre en compte les menaces futures ! Certes, nous effectuons nous-mêmes nos calculs en fonction de cette échéance. Mais pour parler au grand public, cela ne fonctionne pas. C’est pourquoi dans le livre, la quasi-totalité des solutions sont utiles immédiatement et indépendamment de leur effet sur le carbone. Des cuisinières propres à l’isolation des bâtiments en passant par les habitations économes en eau, elles améliorent les conditions de vie, la santé, la qualité de l’air et de l’eau, la biodiversité, l’emploi, la prospérité…

Beaucoup de ces solutions nécessitent soutien politique et investissements massifs. Ce livre est-il pour le grand public ?

Drawdown s'adresse à tout le monde. Que peut-on faire ? Presque tout. Nous voulons que chacun puisse comprendre et agir, il ne s'agit pas de contraindre avec des mots d'ordre comme : «Ne gaspillez pas la nourriture» ou «mangez plus de légumes». Prenons l'alimentation. Nous disons qu'il faut consommer moins de protéines pour atteindre 50 grammes par jour et par personne au lieu de 68 en moyenne aujourd'hui. D'abord, cela implique que ceux qui n'en ont pas assez en mangent plus, car il y a évidemment un enjeu de santé. Ensuite, nous disons qu'il faut consommer plus de protéines végétales et diminuer les protéines animales. Mais cela renvoie à de nombreuses possibilités : vous pouvez être végétarien, végan, omnivore, c'est votre choix. Mais vous pouvez changer les choses. Et d'ailleurs, c'est le cas : aux Etats-Unis, la consommation de bœuf a chuté de 10 % en huit ans. A l'échelle du collectif, l'heure est à la collaboration, entre gouvernements, villes, entreprises, philanthropes, ONG… Dans Drawdown, tout est ouvert. Grâce à notre site internet, chacun aura accès au modèle et pourra l'adapter en fonction du lieu où il se trouve. De ce point de vue, je pense que le réchauffement climatique est une chance. En tout cas, ce n'est pas une malédiction.

Pourquoi ?

La communication scientifique a souvent insisté sur la probabilité que ça aille mal, que ce soit toujours pire. Notre approche consiste au contraire à dire que le réchauffement global est un système dynamique dont les conséquences débouchent sur des possibilités nouvelles. Il ne s’agit pas de nier les difficultés qui s’annoncent : réfugiés, famine, sécheresse, etc. Mais nous pouvons travailler à des solutions. Mon sentiment, c’est que les cinq ou six prochaines années vont être déterminantes. Les dernières traces de climatoscepticisme vont disparaître et il y aura une demande sociale plus forte du fait de l’urgence. Par exemple, en 2017, l’île de Porto Rico a subi deux ouragans de catégorie 5 en trente jours, alors qu’elle n’en avait jamais connu auparavant. Que va-t-il arriver à la Floride, à la Géorgie, quand la même chose se produira ? Le rythme du changement va s’accélérer : à la fin du livre nous proposons 20 solutions nouvelles, comme la permaculture marine ou les véhicules autonomes. Nous allons bientôt en avoir 200 de plus ! Mais en même temps, je suis préoccupé par les évolutions politiques. Nous avons créé un système économique néolibéral qui marginalise les gens. Quand ils ont l’impression de ne pas compter, d’être victimes du système au bénéfice d’un petit groupe de vainqueurs, cela ouvre la voie à la démagogie, à l’intolérance, au Brexit, à Marine Le Pen et à Donald Trump…

Peut-on mesurer l’impact écologique des inégalités sociales ?

Nous l'avons fait dans les domaines pour lesquels nous avions des données, c'est ce qui nous a permis d'établir que l'éducation des filles est la sixième meilleure solution pour limiter les émissions de gaz à effet de serre, notamment parce que cela contribue à freiner la croissance démographique. J'ai récemment évoqué ce point devant les hauts commissaires du Commonwealth à Londres. La haute commissaire de Grenade, dans les Antilles, m'a répondu : «Nous éduquons très bien nos jeunes filles. Ce sont les garçons qui ont besoin d'éducation ! Ils font le travail du diable !» Aujourd'hui, il y a peu de données sur l'éducation des garçons, mais elle a raison, c'est très important ! Si vous regardez par exemple les armées illégales, elles regroupent beaucoup de jeunes hommes non éduqués. En Syrie, beaucoup de combattants sont des jeunes qui ont quitté les espaces ruraux, n'ontpas d'emploi à Damas, et retrouvent un sens à leur vie dans ces groupes.

Votre modèle montre que les actions auprès des femmes sont les mesures sociales les plus importantes.

Cela joue dans des domaines variés. Nous pointons ainsi l’importance de soutenir les femmes à la tête de petites exploitations agricoles. A conditions égales, elles obtiennent des rendements 20 à 30 % plus importants que les hommes. Les soutenir est donc un excellent moyen d’éviter la déforestation de plus de 2 millions d’hectares de terres et de nourrir les populations les plus pauvres du monde. Dans des pays comme l’Inde, plus de 50 % des petits propriétaires sont des femmes.

Quelle sera la suite de ce projet ?

Il y aura une nouvelle édition de Drawdown en 2019, avec des données actualisées. Mon prochain livre s'intitulera Régénération, comment créer 1 milliard d'emplois. Il est fondé sur la théorie de la complexité économique : quand vous créez une économie plus complexe, tout le monde en tire avantage. Quand elle l'est moins, comme en Angola ou au Nigeria, vous engendrez de grandes inégalités de richesse ou d'éducation. Il faut aussi lutter contre ça.

Dessin Simon Bailly

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