Questions à Nathaniel Powell, postdoctorant à King's College London, Department of War Studies, spécialiste de l'histoire des interventions militaires françaises en Afrique. Il est l'auteur de "Cuba of the West? France's Cold War in Zaïre, 1977-1978" dans le Journal of Cold War Studies. Il est en train de terminer un livre sur les interventions militaires françaises au Tchad.
Que s’est-il passé à Kolwezi en 1978 ?
Il y a quarante
ans, le 19 et le 20 mai 1978, le 2e régiment étranger de parachutistes (2
e
REP) saute sur Kolwezi. Cette ville, plus important centre minier du Zaïre dans
la province de Shaba (Katanga), a été prise une semaine plus tôt par des combattants
du
Front de libération nationale du Congo
(
FLNC), plus connus sous le nom de gendarmes
katangais
, venant d’Angola en passant par la Zambie voisine. Cette
intervention armée se produit en réponse aux rapports de massacres commis par
les rebelles à l’encontre de quelques 3 000 expatriés européens (dont environ
400 Français) vivant dans la ville, et aux demandes incessantes du leader
zaïrois Mobutu Sese-Seko. C’est ainsi que le président Valéry Giscard d’Estaing
a ordonné une intervention militaire pour repousser le FLNC hors du territoire
zaïrois.
Comment cet évènement s’inscrit-il dans le
contexte de la guerre froide ?
Il était lié à la
politique africaine de Giscard à l’époque qui visait à élargir le
« pré-carré » français au Zaïre, ancienne colonie belge et plus grand
pays francophone d’Afrique. En effet, depuis sa visite d’Etat au Zaïre en 1975,
Giscard a noué des liens très étroits avec le régime de Mobutu. Pour la France,
le Zaïre constituait non seulement des potentialités économiques énormes
(quoique ses investissements y fussent minimes en 1978-- de l’ordre de 20
millions de dollars), mais également un rempart contre l’expansion communiste
en Afrique. En effet, depuis la fin de 1975, des milliers de troupes cubaines
ainsi que des conseillers soviétiques étaient présents en Angola pour soutenir
et défendre le régime marxiste du MPLA.
Au même moment, le
MPLA bénéficiait du soutien du FLNC, qui se battait à ses côtés contre des
rebelles angolais soutenus par Mobutu (ainsi que les Etats-Unis, la France, et
l’Afrique du Sud parmi d’autres) le FLNA et l’UNITA. En échange de ce soutien,
le régime de Luanda fournissait des subsides au FLNC, ainsi que le contrôle
d’une bande de territoire longeant la frontière du Zaïre. Le FLNC, essentiellement
un mouvement de réfugiés lunda du Zaïre vivant en Angola, visaient à rentrer
chez eux et renverser la dictature de Mobutu. Certains de ses leaders et une
partie de ses cadres étaient également des anciens gendarmes du Katanga
sécessioniste.
Son passé
sécessioniste et son alliance de circonstance avec le MPLA en Angola soulevaient
le spectre d’une subversion communiste pour faire éclater le Zaïre, un pilier
de l’influence occidentale (et francophone) en Afrique. En mars 1977, le FLNC a
traversé la frontière et a saisi une grande partie du Shaba contre des troupes
zaïroises désorganisées, mal équipées, et mal encadrées. Le FLNC ne fut refoulé
que lors de l’intervention de l’armée marocaine avec un soutien logistique
français pour repousser les envahisseurs hors du Zaïre. L’aide française ne
s’est pas bornée au transport des équipements des Marocains, elle comprenait
également une prise en charge totale de la chaîne logistique zaïroise, la
planification militaire au niveau du ministère zaïrois de la défense, le
maintien de matériel de guerre zaïrois, des vols de reconnaissance, et une
présence réduite des conseillers militaires aux côtés de l’armée zaïroise.
L’année suivante,
le 13 mai 1978, le FLNC attaque de nouveau. Cette fois-ci, ils atteignent
Kolwezi—l’une de leurs cibles manquées en 1977—presque sans coup férir. Pour
Giscard et des représentants français à Kinshasa, notamment l’ambassadeur André
Ross et le chef de la mission militaire, le Colonel Yves Gras, cette attaque,
même plus que l’invasion de l’année précédente, était le résultat d’un plan cubain
(et forcement soviétique) pour faire éclater le Zaïre et ainsi étendre la subversion
communiste en Afrique.
Cette vision du
monde est soutenue par des analyses faites par des diplomates français en poste
au Zaïre, ainsi que par le SDECE et des renseignements recueillis par l’attaché
militaire français. En lisant ces rapports, on remarque tout de suite le niveau
de détail exceptionnel dont ils regorgent. Ils énumèrent des locations exactes
des bases d’entrainement cubaines pour des unités du FLNC, les noms des
officiers cubains, les problèmes de discipline, ainsi que l’état et l’évolution
même de l’entrainement entrepris. Alors, quand l’invasion se déclenche le 13
mai 1978, la France a toutes les preuves nécessaires pour comprendre qu’il
s’agit d’une opération subversive communiste. Le saut sur Kolwezi devient alors
non seulement une opération humanitaire pour sauver des expatriés blancs, mais,
comme Giscard s’est félicité devant le président américain Jimmy Carter, un
sauvetage de toute l’Afrique contre les communistes.
Peut-on se fier à cette interprétation des choses ?
Pas vraiment. Des
travaux approfondis faits dans les archives cubaines par l'historien Piero
Gleijeses racontent une toute autre histoire. En février 1978 Jorge Risquet, le
chef de la mission cubaine en Angola, a rencontré le président angolais, Agostinho
Neto, pour lui présenter un long mémorandum sur le FLNC de la part de Fidel
Castro (
consultable ici). Risquet exprimait de fortes inquiétudes à
propos de l'idéologie du groupe, de sa stratégie irréaliste et surtout une peur
qu'une nouvelle invasion du Zaïre pourrait servir de prétexte pour des pays
« impérialistes, » à attaquer l'Angola, ce qui constituait un risque
inacceptable pour le régime et pour les intérêts cubains. Il n'y voyait aucun
avantage, et beaucoup d'inconvénients. Il a également indiqué qu'à part des
dons de médicaments, les troupes cubaines n'apportait aucun soutien à l'FLNC. L'invasion
de 1977 a pris les Cubains par surprise, et Risquet voulait absolument que Neto
sache que Castro s'opposait à toute nouvelle tentative d'invasion du Zaïre.
Alors pourquoi
tant de certitude côté français (partagé par des Américains, qui en ont fait la
justification principale de leur soutien à la France) d’un rôle cubain direct
dans la prise de Kolwezi ? Une partie de la réponse repose sur l’idéologie
anticommuniste des décideurs politiques français décrite plus haut. Cependant,
le renseignement jouait un rôle clé dans l’évaluation de la menace. D’où venait
ces informations très détaillées ? Les renseignements rapportés par Ross
et Gras à Paris, ainsi que ceux envoyés par l’attaché militaire dans ses
« bulletins de situation », tiraient la plupart de leurs détails des
« écoutes réseau ennemie ». Or, ni le SDECE, ni la mission militaire
française n’avaient de présence sur la frontière avec l’Angola—ils n’étaient
donc pas à l’origine de ces écoutes. En effet, les archives du Quai d’Orsay et
de l’Armée de terre montrent clairement que ces écoutes venaient des services
de renseignement zaïrois, dont la véracité n’a jamais semblé être interrogée
par des autorités françaises, malgré un intérêt évident de la part du régime à
exagérer, voir inventer de toute pièce, une menace communiste. En réalité,
selon des anciens officiers zaïrois présents au Shaba, y compris dans le
renseignement militaire, les services de Mobutu ont largement échoué à prévoir
l’invasion et n’ont pas eu la capacité de fournir des informations si
détaillées à leurs interlocuteurs français. Mobutu savait très bien jouer sur
les peurs de ses alliés occidentales, et cette fois-ci, il a bien réussi.
La « bataille
de Kolwezi » était un triomphe de la politique africaine de Giscard, mais
le prix était lourd. Presque mille civils zaïrois sont morts-- soit dans des
massacres commis par le FLNC, soit par l’armée zaïroise, soit dans des combats.
131 européens expatriés furent tués aussi (y compris 15 Français), dont
plusieurs dizaines par l’armée zaïroise. Six conseillers militaires français
qui se trouvaient dans la ville à sa prise ont également été exécutés par le FLNC.
Lors des combats avec la légion, environ 250 rebelles trouvèrent la mort, ainsi
que 5 légionnaires. En sauvant Mobutu, la France giscardienne menait une guerre
froide à sens unique, sans bien comprendre les véritables enjeux.
Pour aller plus
loin :
Pierre Sergent, La
Légion saute sur Kolwezi: Opération Léopard: le 2e R.E.P. au Zaïre, mai–juin
1978
(Paris: Presses de la Cité, 1978).
Jean-Claude
Willame, « Contribution à l’étude
des mouvements d’opposition au Zaïre: Le F.L.N.C
. » (Brussels:
Centre d’Etude et de Documentation Africaine, 1980).