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Libération
Mai 68

Le 22 mai vu par Bernard Chambaz: la terre entière grésille

Mai 68 raconté par des écrivainsdossier
De Paris à Villeurbanne, la grève quasi générale atteint son paroxysme. Cet air de fête rappelle 1936, le monde nous regarde, rien ne sera plus comme avant.
Le 16 mai 1968, marche des étudiants vers les usines Renault de Boulogne-Billancourt. (Photo Gérard Aimé. Gamma-Rapho)
par Bernard Chambaz, écrivain, poète, et auteur de nombreux romans, essais, récits de voyages. Et même d'un blog.
publié le 21 mai 2018 à 17h06
(mis à jour le 21 mai 2018 à 17h54)

Naturellement, j’ai beaucoup donné en 68. N’en déplaise au bon Nizan, j’allais avoir le plus bel âge de la vie. En mai, j’ai délaissé mes notes de cours sur Spinoza dont j’admirais déjà l’endurance et l’appétence pour la confiture de roses rouges. J’ai beaucoup vu, distribué, reçu, castagné, couru, senti, réfléchi sans doute mais peu pensé. Nous avons éprouvé en commun un sentiment de liberté tout neuf. C’était le mois du muguet et du merle moqueur. Et jusque dans les joies simples d’une grève quasi générale qui bousculait notre perception du temps, la poésie était à l’ordre du jour.

«ALLONS VITE…»

Le 22 mai est un mercredi, mais les jours de la semaine ont alors quelque chose d'une suite de dimanches enjoués. La journée est fraîche pour la saison, ponctuée de rares averses qui n'entament ni notre détermination ni le souvenir ensoleillé qu'on a gardé de ce mois-là. C'est aussi le 160e anniversaire de la naissance de Nerval. C'est lui qui avait écrit ce slogan de circonstance : «Allons vite au plus pressé, c'est-à-dire au plus beau.»

Ce mercredi, c’est encore un peu le mardi dont on apprend les nouvelles par les journaux du matin. Ce qui semble certain, c’est que la grève s’amplifie et s’intensifie. En réalité, elle a atteint son paroxysme. Par définition, on ne le sait pas encore, mais on n’ira pas plus loin. Les observateurs n’en comptent pas moins de 9 millions de grévistes voire 10 millions pour les amateurs de chiffres ronds. Au cœur de Villeurbanne, les ouvrières occupent désormais les ateliers de fabrication des voitures miniatures Norev qui, naguère, nous faisaient rêver. Dans la capitale, tous les grands magasins sont fermés depuis que la Belle Jardinière s’est jointe au mouvement. A la Bourse, les valeurs n’ont pu être cotées. Même les policiers aimeraient s’y mettre et le font savoir par la voix de leur intersyndicale. Tout ça rappelle 36, ce que je sais de 36, les garçons de café et les mannequins des maisons de haute couture en grève, les accordéons et les chorales dans les cours d’usines, un air de fête. La raison pure et la raison pratique de l’Histoire planent de concert au-dessus de nos têtes.

Le transistor n'est jamais loin. Les marchands de postes de radio ne s'y trompent pas. Ils multiplient les encarts de réclame dans la presse, aujourd'hui Mikro, Almaz, Signal, Sonata. L'Humanité en profite pour présenter la gamme exceptionnelle de la technologie soviétique non sans une pointe de mystère : «Plus qu'un transistor classique, chacun de ces postes vous offre, aussi, un autre service.» La Terre entière grésille. Même si nous sommes le centre du monde, nous portons un vif intérêt au reste du monde. Les optimistes notent ce mercredi les progrès de l'opposition de gauche aux élections générales en Italie et les obus de mortier largués sur les bases américaines au Vietnam.

C’EST QUOI «FFF» ?

Une nouvelle manque de passer inaperçue. A 9 heures du matin, on apprend pourtant l'occupation du siège de la FFF, 60 bis, rue d'Iéna. C'est quoi «FFF» ? Fédération française de football. Non ? Si… des dizaines de camarades jouant dans des clubs de la petite couronne accrochent au balcon un drapeau rouge et une banderole proclamant «Le football aux footballeurs». Les révolutionnaires au petit pied disent avec mépris qu'on aura tout vu. Pas encore. La Fête des mères est increvable. Le Monde vient de lui consacrer un grand article le week-end précédent. Sans y voir malice, il suggère des accessoires pour la cuisine et pour la salle de bains ; «pour elle», il y a aussi une bouteille de parfum Yves Saint Laurent, «une note légère, fraîche, mais persistante».

Et comme toujours, l’actualité a l’allure d’une mosaïque passée au badigeon des faits divers. Pêle-mêle, un camion s’est renversé sur la route de Badajoz, et, malgré la canicule, des centaines de personnes ont dû rester enfermées dans leur voiture car il s’agissait d’un chargement de 160 essaims d’abeilles ; un trio de voleurs est arrêté à Antibes après avoir dérobé pour 600 000 francs de bijoux dans des coffres-forts ouverts à la dynamite ; une demi-douzaine de greffes du cœur et du foie sont couronnées de succès. Par la force des choses, une kyrielle de manifestations sont annulées, en particulier le Grand Prix cycliste du conseil municipal à Saint-Denis et, c’est dire l’extrémité à laquelle le pays est arrivé, le tirage de la Loterie nationale qui devait avoir lieu à Millau.

Au cinéma, il y en a pour tous les goûts : au Berlitz, le Petit Baigneur qui fera plus de 5 millions d'entrées grâce aux mimiques de Louis de Funès ; pour rester dans le Quartier latin, on a le choix entre Rio Bravo au Luxembourg et les Amants au Saint-Germain-des-Prés ; quant au Studio 43, il inaugure un festival Jerry Lewis par Un chef de rayon explosif, tout à fait adapté à la situation. Si le Premier ministre a l'allure d'un chef de rayon moins explosif, il n'en déploie pas moins une intelligence aiguë de la crise, il faut dire les choses comme elles sont. Ce soir-là, Pompidou s'adresse aux députés avant le vote d'une motion de censure qui vise à renverser son gouvernement. Il laisse entendre l'ouverture d'un dialogue qui préfigure les fameux «accords» de Grenelle ; ce n'est pas Socrate, mais quand même, on voit poindre l'idée que «rien ne peut être tout à fait comme avant», une phrase qui montre que ce mercredi 22 constitue une espèce de ligne de faîte dans le mois de mai. Georges Pompidou croit à son destin. C'est le sens implicite de son discours, conclu par deux vers, cueillis chez Apollinaire, dans un poème d'Alcools.

En fin d’après-midi, une autre nouvelle, à peine moins fondamentale, a retenu l’attention de millions de turfistes. Mon Nono a gagné la sixième course à Maisons-Laffitte. Par ailleurs, il paraît que le monument aux morts de Strasbourg a pris un joli coup de peinture rouge, d’un côté «Révolution» qui va de soi, de l’autre «Hoppla, Wir Leben !» en hommage à Ernst Toller. Mais qui connaît encore l’écrivain Ernst Toller qui s’est pendu le 22 mai 1939 dans sa chambre d’hôtel, en exil ? Il paraît aussi qu’il est question d’annuler l’édition du Concours Lépine. La rumeur n’affecte pas M. Morlet toujours absorbé par la mise au point de l’invention qui lui vaudra sous peu le Prix, un dispositif pour enlever les bas et les chaussettes sans se baisser.

Après-coup, le 22 mai 1968 devient la chanson éponyme, 22 mai, qui joue des coïncidences. Thiéfaine y évoque l'événement le plus important de ce mois de mai. C'est à  3 heures de l'après-midi, dit-il, sur l'autoroute de l'Ouest, l'accident d'un séminariste à moto qui «roule à toute allure vers un point non défini».

Dernier ouvrage paru : le Dernier Tableau, Le Seuil, 2017.

Mercredi, le 23 mai vu par Vincent Ravalec.

22 mai : «Nous sommes tous des juifs allemands !»

Encore une faute tactique… Parti prendre du champ en Allemagne et aux Pays-Bas, Daniel Cohn-Bendit a déclaré devant un public de militants bataves qu'il fallait déchirer le drapeau français pour n'en garder que la partie rouge. Vieux débat déjà illustré par Lamartine en 1848… Le gouvernement y trouve le prétexte d'une interdiction de séjour : atteinte au drapeau national à l'étranger. L'homme-symbole de la contestation étudiante est banni du territoire. Il n'en faut pas plus pour réveiller la contestation du Quartier latin jusque-là diluée dans le grand happening de la Sorbonne et de l'Odéon. Rue Monsieur-le-Prince, la direction du mouvement- Snesup et Unef - appelle aussitôt à une manifestation qui aura lieu le soir même, avec cette invention qui fera date : «Nous sommes tous des Juifs allemands !». L'émeute reprend dans le fracas des slogans, des grenades et des charges policières. Âpre, violente, elle se termine tard dans la nuit. Au Conseil des ministres, De Gaulle valide en maugréant la stratégie de Pompidou : attendre et jouer l'apaisement par la négociation syndicale. On avalise l'amnistie des étudiants condamnés dix jours plus tôt. On s'occupe de maintenir le fonctionnement de l'Etat et d'organiser la vie quotidienne. De Gaulle reprend la thèse de Pompidou sur la «crise de civilisation» que révèle le mouvement. Il annonce qu'il parlera à la télévision le vendredi suivant, pour annoncer deux réformes d'envergure : la participation des travailleurs aux fruits de la croissance, la décentralisation. Réformes d'importance mais qui paraissent aux yeux de certains de ses fidèles en décalage avec la situation… A l'Assemblée, deux gaullistes de poids, Capitant et Pisani, font défection et voteront avec l'opposition. Pompidou ne s'en émeut guère. Il a fait ses comptes : les gaullistes garderont leur majorité, et la motion de censure déposée par l'opposition sera repoussée. Laquelle opposition tente de reprendre pied dans la division. Deux opérations se profilent. Mitterrand, candidat unique de la gauche en 1965, veut se placer à la tête d'une coalition d'union de la gauche qui succédera au gaullisme dévalué par la grève générale. Mais le PSU de Rocard et la CFDT en tiennent pour Mendès France, dont la réputation républicaine sans tache leur paraît plus acceptable que celle de Mitterrand, politicien de la IVe République au blason entaché par la guerre d'Algérie et l'affaire de l'Observatoire. La compétition Mendès-Mitterrand pour le pouvoir se met en place. En attendant, l'agitation reprend comme avant au Quartier latin, et la grève générale paralyse le pays. Redouté par les uns, espéré par les autres, le spectre de la révolution monte à l'horizon de la crise.
Laurent Joffrin