Ça commence mal. Il pleut. C’est l’image que mon cerveau a mémorisée et qui apparaît dans le Brain Control. Une pluie fine. Au mois de mai 1968. Qui disperse doucement une manifestation. Comme si l’Ange des péripéties s’en était mêlé.
Nous sommes une petite trentaine, rassemblés dans un grand lycée parisien, un endroit qui a dû voir de près les événements dont il est question aujourd'hui. Un panel. Pour essayer d'endiguer un problème qui menace notre civilisation, notre avenir. Les jeunes ont une vision de plus en plus floue du passé. Le QI, qui avait grimpé en flèche jusqu'à la fin du XXe siècle, s'effondre. Les causes ne sont pas clairement identifiées. Trop d'écran ? Les perturbateurs endocriniens ? Une tendance à s'appuyer sur l'intelligence collective et robotisée plutôt que de faire appel à sa propre réflexion ?
Quoi qu’il en soit, les études sont formelles, un processus de crétinisation s’amorce, se doublant d’un effacement des mémoires. Un test sur des classes de seconde avait pointé qu’aucun des élèves interrogés ne faisait de distinction entre Napoléon et Jules César (quand ils les connaissent). Les deux étaient rangés dans le même tiroir, au milieu d’autres vieilles chaussettes, étiquetés «Ancien Temps» - ce moment si curieux du monde où n’existaient ni réseaux sociaux ni smartphones, autant dire l’âge du feu.
Heureusement, nous n’étions pas en manque de ressources. Quelques start-up avisées avaient pondu des stratagèmes permettant de contrer cette fâcheuse inclinaison. Par un procédé mêlant diverses technologies issues des neurosciences, il était possible de réveiller les synapses endormies de nos amis les limaces et, par cette astucieuse opération, de permettre à cette jeune population d’ignares de renouer avec l’intelligence et la culture. En attendant, le dispositif était encore en phase de test, et - un des développeurs de la start-up était une connaissance -, j’avais été convié aux essais.
Ambiance vaguement SF (mais aujourd'hui n'étions-nous pas souvent dans un peu plus que de la SF ?). Tous un casque bardé de capteurs sur la tête. Relié au Brain Control, un écran sur lequel s'affichaient les images qui nous traversaient, associées à nos sentiments, voire nos pensées. Notre cerveau ayant été au préalable irrigué d'informations, concernant une période précise de l'histoire : le 23 mai 1968.
Cet artifice techno devait nous permettre, par le jeu des impulsions électriques générées par l’activité cérébrale, de créer un film d’événements, mélange de subjectivité et de réalisme. C’était donc une sorte de jeu vidéo auquel notre cerveau est sollicité. Reconnexions ludiques, une réappropriation, un tissage, de la mémoire, de notre histoire. Le b.a.-ba des fondamentaux d’une réflexion citoyenne saine et féconde.
Pourquoi le 23 mai 1968 ? J’imagine que cela rentrait dans les critères. Un moment dans un moment, pas vraiment important, mais sur lequel on pouvait broder un début de légende, et surtout qui parlait de façons différentes aux expérimentateurs - mélange de croûtons comme moi qui avaient plus ou moins vécu l’époque, et d’autres totalement vierges -, permettant ainsi de perfectionner le programme.
Donc, je suis en plein trip «revival». Revival somme toute relatif, en 1968 j'aurais eu du mal à me propulser sur les barricades, puisque j'avais 6 ans. Il n'empêche, j'ai quand même des souvenirs précis. Les poubelles qui n'étaient plus ramassées. Les parents se réveillant aux aurores, pour écouter la radio, pour voir si c'était la fin des haricots ou pas. L'école d'Issy-les-Moulineaux fermée. Mais avec le Speed Dating Memory (c'est le nom du programme), je suis à fond. Je plonge dans les détails. C'est à la fois amusant, et aussi un poil consternant. Ça a l'air d'être vraiment la fin des haricots. Il y a plein de figures qui ont disparu depuis longtemps, mais j'en reconnais certains, jeunes à l'époque, qui seront plus tard aux Guignols. Chirac, par exemple, trop mignon, qui va négocier en secret avec un syndicaliste, square d'Anvers. Comme il a peur de se faire enlever, il a pris un flingue avec lui. Partout c'est la folie, le désarroi. Charles Pasqua, retranché dans un local pro-gaulliste, jette des bouteilles sur les manifestants. Cohn-Bendit, déjà malin, qui pose pour Paris Match. Et Mitterrand, tapi en chacal, prêt à tirer son épingle du jeu. Tout le pays part à vau-l'eau. Les vieux face aux jeunes. Qui ont en marre, qui veulent baiser tranquille, fumer des joints, prendre la pilule, devenir ouvriers, faire la teuf avec Mao - Mao, j'hallucine, Mao, c'était un dictateur, non ? Et cette scène de ouf, Pompidou (oui, celui qui a donné son nom au musée, à l'époque il était Premier ministre) qui rentre chez lui - grand appartement bourgeois, dorures, au milieu d'une France en feu -, défait, fatigué, certainement à bout, et qui se met à déclamer un poème de Nerval, en canon avec Louise de Vilmorin. Et les étudiants, qui continuent de manifester. Plus ou moins, ça barde encore, mais l'intensité fluctue. On trouve des slogans. «Faisons l'amour sous les pavés en allant à la plage !» Et on crie, on se lâche : «Bande de bourgeois ! Salauds !» Et la bande-son ? C'était quoi la bande-son ? Je ne sais pas si c'était déjà rock'n'roll. Moi, j'ai connu juste après 68. L'école est devenue mixte. Ce n'était plus le jeudi congé, mais le mercredi. Plus de blouses non plus (avant, c'était obligatoire). Il est interdit d'interdire. Et quelques années plus tard, Flower Power. Ma mère m'a dit d'aller me faire couper les cheveux. Acid à gogo. Avant le punk, épingles à nourrice, héro à tous les étages. Plus rien à voir avec Mai 68. Personne ne kiffait plus la condition ouvrière, encore moins l'idée de coucher avec Mao. Pink Floyd. David Bowie. Led Zep. En sixième, on faisait du français moderne. A bas l'orthographe. C'est pour ça que je suis nul, que je fais des fautes, la honte pour un écrivain.
J'en suis là, perdu dans ce mélange de souvenirs et d'évocations, me disant finalement que si, Mai 68 avait changé des choses, fait bouger les lignes, sur des aspects qui nous semblent maintenant évidents, mais qui ne l'étaient pas, quand apparaît sur l'écran du Brain Control collectif des phrases qui s'animent, mélangées à des émoticônes de colère. J'ai l'impression qu'un de mes voisins est en train de bad triper. Les phrases sont éloquentes. «Révolutionnaires en carton», «Tartuffes bidons», «Voleurs de révolutions !» Je le vois qui arrache son casque pour se mettre à vociférer. Il est très en colère. Il en bégaye et postillonne. «Vous avez tout gâché ! Vous avez fait les révolutionnaires pour prendre la place de ceux qui nous oppressaient, mais c'était pour vous gaver ! Si demain celui que vous étiez revenait et vous voyait, il aurait honte !» Bien sûr, tout le monde reste saisi, ne sachant trop comment réagir, d'autant qu'on était tous dans Mao, les manifestations, toute cette nostalgie qui faisait comme un film charmant.
Mais l'excité continue, hurlant : «Vous avez vendu le rêve ! Vous nous avez soldés au CAC 40 et aux machines, et un jour vous en serez comptables», tel un imprécateur fou, et comme il commence à devenir menaçant, un des organisateurs (ironie du sort, un ancien soixante-huitard) finit par appeler les flics.
«Et toi, t'en penses quoi ?»me demande mon copain, une fois l'agitation retombée.
J’hésite à répondre. Le CAC 40 et les machines, c’était un peu vrai, en même temps, sur ce sujet, mieux valait rester consensuel, on ne savait jamais.
Je sais pas trop, mais c’est certain que de ne plus porter de blouse à l’école d’Issy-les-Moulineaux, ça a été un sacré changement.
Né en 1962, Vincent Ravalec est écrivain et scénariste. En 1994, il a remporté le premier prix de Flore pour Cantique de la racaille.
Derniers ouvrages parus : Sainte-Croix-Les-Vaches (Fayard) et Sekt (Tobu-Bohu), 2018.
Jeudi, le 24 mai vu par Aurélien Bellanger.
23 mai : Quel débouché politique à la crise ?
La grève approche de son apogée. Il y a près de 10 millions de grévistes, tous les secteurs, toutes les régions, tous les métiers sont touchés. Le gouvernement doit négocier avec les syndicats le maintien de certains services élémentaires, le ravitaillement des villes, l'électricité, les communications et le fonctionnement minimal de l'Etat. Une inquiétude pour lui : un communiqué des syndicats de policiers qui disent «comprendre» les grévistes et préviennent que l'utilisation de la police contre les salariés débouchera sur des «cas de conscience». La police veut bien assurer le maintien de l'ordre mais non briser les grèves. L'avertissement limite d'autant la marge de manœuvre du gouvernement. Les syndicats ouvriers en profitent pour pousser leur avantage. La CGT appelle à une manifestation parisienne pour le 24, le jour où De Gaulle doit parler. Elle a conclu un accord pour un cahier de revendication commun avec la CFDT. Elle a accepté de politiser le mouvement pour réclamer avec le PCF la constitution d'un «gouvernement populaire». Toujours la même ligne : rester sur une posture revendicative, mais ne pas écarter l'idée d'un changement de gouvernement, à condition que le PCF soit de la partie. Ainsi s'esquisse la recherche d'un débouché politique à la crise. Au sein de la gauche, les conciliabules s'intensifient. Le soir, comme les étudiants manifestent contre l'interdiction de séjour qui vient de frapper Daniel Cohn-Bendit en voyage en Allemagne et aux Pays-Bas aux cris de «Nous sommes tous des Juifs allemands !» et que les heurts avec la police se multiplient, Pierre Mendès France, avec Georges Kiejman, voit François Mitterrand entouré de ses fidèles Georges Dayan, Charles Hernu et Roland Dumas.
On agite l'idée de descendre dans la rue s'interposer entre la police et les manifestants. Mais on se méfie de l'accueil des étudiants, mal disposés envers la gauche officielle. On envoie donc Roland Dumas et Charles Hernu en estafette. François Mitterrand et Pierre Mendès France conviennent de se concerter pour la suite. Malgré cela, plus tard dans la soirée, Pierre Mendès France et Georges Kiejman se rendent au Quartier latin, au QG de l'Unef, puis à la Sorbonne, «entraînés par l'ambiance», diront-ils. François Mitterrand est furieux. Il en est sûr désormais : le PSU, la CFDT et l'Unef montent une opération Mendès qui le laissera sur le bas-côté. François Mitterrand cherche un moyen de les prendre de vitesse…
LAURENT JOFFRIN