Le 9 mai, lors d'un débat consacré au Sénat à «l'Union européenne face aux défis de la sécurité, des migrations et des frontières», j'ai évoqué l'exemple d'un jeune migrant ayant fui le Darfour (Soudan) à l'âge de 12 ans avec sa famille. Après plusieurs années dans un camp du HCR, au Tchad, il avait rejoint l'Europe par l'île de Lampedusa avant d'arriver en France. Quelques mois plus tard, en vertu du règlement Dublin, il avait été reconduit en Italie, qui lui signifia une interdiction de territoire. Il revint donc en France. Durant ce douloureux parcours, marqué par la guerre et l'exil, Abdel n'a, que ce soit en Italie ou en France, jamais été en mesure de formuler une demande d'asile.
Ce cas est loin d’être unique. Il rappelle que l’Europe doit revenir sur ce règlement absurde en vertu duquel un exilé ne peut demander l’asile que dans le pays européen qui l’a enregistré à son arrivée sur le continent et où on l’a forcé à laisser ses empreintes.
En France, le Parlement, droite et LREM - Modem réunis, n'en ont pas moins voté définitivement, le 15 février, un texte facilitant la rétention des demandeurs d'asile dits «dublinés» (enregistrés dans un autre pays que la France). Et ce alors même que la Cour de cassation avait, en septembre 2017, jugé cette rétention illégale du fait de l'absence dans la loi de critères établissant «le risque non négligeable» de fuite du demandeur pour la justifier. Le ministre de l'Intérieur, Gérard Collomb, quant à lui, ayant fait du transfert de ces dublinés l'une des priorités de sa politique migratoire, estime sans honte que «sans placement en rétention, il ne peut y avoir d'efficacité de notre politique d'éloignement».
Pendant ce temps, à Paris, plus de 2 500 exilés, en majorité dublinés, s’entassent dans une situation sanitaire de plus en plus dégradée au bord du canal Saint-Martin et au pied du centre commercial le Millénaire, près du canal Saint-Denis.
C'est au regard de ce contexte que j'ai demandé, lors de ce débat du 9 mai, à la ministre des Affaires européennes, Nathalie Loiseau, comment le gouvernement comptait peser et quelles positions il défendrait au niveau européen afin de rendre effectif le droit d'asile en France et sur le territoire de l'UE ? A cela, non sans un certain cynisme, Loiseau a juste répondu que les Soudanais, en choisissant leur destination, faisaient du «shopping de l'asile». Si l'expression est utilisée en anglais dans les milieux de la technocratie européenne, sa traduction en français a provoqué quelque émoi dans l'hémicycle, d'autant qu'elle est de surcroît inexacte, «shopping» n'ayant pas le même sens dans les deux langues.
Un shopping de l’asile, vraiment ? Un shopping de la mort, plutôt. Evoquons le seul mois de mai. Noyade accidentelle à Paris d’un migrant ayant sauté dans le canal Saint-Martin. Peu après, le repêchage d’un autre corps dans le canal Saint-Denis, dont l’identité n’a pas pu être prouvée. Voilà qui témoigne de l’urgence à héberger ces exilés. M. Collomb, lui, parle juste de leur nécessaire évacuation. Le 16 mai, une course-poursuite entre une camionnette de migrants et la police belge provoque la mort d’une fillette kurde hébergée dans un camp à Grande-Synthe.
Les cas se multiplient, pointant la cruauté de la politique gouvernementale. Migrants blessés et amputés à la frontière franco-italienne, dans le Briançonnais, alors qu'ils tentent de passer en France. Mineurs renvoyés en Italie. Corps d'une Nigériane retrouvé le 7 mai. Celle-ci était accompagnée de deux hommes, lorsque cinq policiers dissimulés dans les fourrés auraient fait irruption, provoquant la dispersion du groupe et une course-poursuite dans un village traversé par la Durance, où elle se serait noyée. Tandis que l'association Tous migrants dénonce des «pratiques policières reposant sur des guets-apens», on voit les militants de Génération identitaire contrôler impunément la frontière franco-italienne, au col de l'Echelle, aux côtés des forces de l'ordre.
Les associations ne faiblissent pas. Leurs militants ne redoutent pas de passer devant le juge pour «délit de solidarité». L'opinion, elle, a été suffisamment endoctrinée par les déclarations antimigrants récurrentes de ce gouvernement comme du précédent pour acquiescer à cette politique indigne.
Les exilés ne votent pas, mais les Français, oui. La chasse aux migrants est l'autre facette de la chasse aux voix. Ce n'est pas la première fois dans l'histoire du XXe siècle que les esprits sont manipulés pour accepter le pire, l'égalité et la justice s'arrêtant aux frontières, à ce «nous» dont se sont nourris les nationalismes qui ont mis l'Europe à feu et à sang.
L’Allemagne, elle, a su en tirer quelques leçons, puisqu’en 2017, selon Eurostat, le plus grand nombre d’exilés ayant obtenu un statut protecteur a été enregistré en Allemagne : 325 400. En France, seulement 40 600. Les chiffres parlent d’eux-mêmes.
Ceux qui nous gouvernent brandissent régulièrement l’épouvantail de la montée de l’extrême droite en réaction aux flux migratoires. Mais, en Hongrie, les migrants ne sont pas du tout accueillis, et pourtant l’extrême droite s’y porte bien. Débouter les migrants avec des méthodes d’extrême droite serait-il finalement préférable ?
Je suis moi-même une immigrée, mon histoire est bien moins tragique que celle des exilés à la merci de sordides politiques politiciennes. Mais je suis quand même une immigrée dont la République est la patrie. Je ne peux pas accepter, comme élue de cette République, qu’une majorité écrasante de parlementaires s’échinent à durcir plus encore les lois scélérates sur l’asile et l’immigration.
J’observe les lâchetés de ceux qui ne veulent pas se mouiller et désertent les gradins, le suivisme complice, les petits arrangements entre groupes politiques. C’est surtout l’indifférence qui me prend à la gorge. Ces mains qui se lèvent pour voter, sans que nul ne s’imagine un instant ces femmes, ces hommes, ces enfants qui continueront à errer, à fuir et à mourir.
Il y a des jours où l’envie me prend de rendre mon écharpe de sénatrice. Heureusement qu’il reste encore une poignée de représentants de la nation qui ne cèdent pas. Ils sont hélas peu nombreux.