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Libération
Chronique «à contresens»

Misérables «frotteurs»

L’entrée du mot dans le dictionnaire est peut-être l’occasion de reconsidérer ces individus, dont les pulsions dérangeantes pourraient être prises en charge.
Sur la ligne 13 du métro parisien, le 12 avril. (Photo Camille McOuat pour Libération)
publié le 25 mai 2018 à 20h36
(mis à jour le 30 mai 2018 à 11h12)

Parmi les mots qui feront leur apparition dans le dictionnaire Robert de 2019, «frotteur» est le plus intéressant. Cette expression désigne la «personne qui recherche les contacts érotiques en profitant de la promiscuité dans les transports en commun». Or le dictionnaire ne précise pas si ces individus sont des malades qui obéissent à des pulsions sexuelles contraignantes ou s’il s’agit, tel que les actuelles campagnes politiques le prétendent, de machos qui préfèrent se passer du consentement de l’objet de leur désir pour éprouver du plaisir en s’y frottant. Des machos semblables à ceux qui insultent les femmes dans les rues lorsque ces dernières ne cèdent pas à leurs avances. Pourtant, les dégâts qu’ils provoquent ne sont pas comparables à ceux des autres agresseurs sexuels.

Le frotteur est sans doute un misérable, il se contente de si peu. Lorsqu’il est découvert, il est traité comme un rat que l’on trouve dans une pièce censée être propre. On l’engueule, on le chasse, on le pointe du doigt. On l’humilie dans les lieux mêmes où il avait imaginé trouver le paradis. La victime ne se sent pas effrayée comme dans les autres agressions sexuelles car elle est entourée de plein de monde prêt à la secourir. C’est pourquoi elle a le sentiment d’être face à un sous-homme sur lequel elle peut exercer le pouvoir que la société lui accorde pour le repousser et pour le démasquer. Le frotteur ne traumatise pas comme un violeur, il n’humilie pas comme un harceleur, il importune tel un moustique ou un moucheron. Il est prêt à payer ce prix amer pour ses plaisirs furtifs. Bref, les frotteurs nous rappellent ce que les politiques sexuelles contemporaines cherchent à oublier ou à refouler : les gens ne choisissent pas l’objet de leurs pulsions. Sans doute les frotteurs aimeraient-ils être attirés par les mêmes plaisirs que la majorité, au lieu de courir des risques si embarrassants dans les transports publics. Si notre société était plus tolérante envers ces déviances, les personnes qui en sont victimes accepteraient de se faire traiter pour trouver des plaisirs de substitution et ainsi éviter de nuire aux autres. L’intolérance actuelle pousse en fait ces mêmes personnes vers une terrible alternative : soit elles se résignent à ne pas éprouver de plaisirs sexuels, soit elles risquent la prison.

Il est étrange que notre société, pourtant si obsédée par la moindre discrimination, ne puisse pas comprendre le malheur de ceux qui, ne choisissant pas leurs désirs, sont considérés comme «anormaux». Comme si les sociétés égalitaires avaient besoin de discriminer certaines catégories de personnes, afin qu’il y ait toujours des monstres congénitaux, des sous humains qui permettent aux majorités de déverser leur violence. Mais que n’accepterions-nous pas pour nous permettre d’être cruels et méchants au nom de la loi et du «bien commun» ?

Maintenant que le mot «frotteur» fait son entrée fracassante dans les dictionnaires, il est possible que nous commencions à être plus sensibles à la tragédie de ces êtres. Et peut-être cette sensibilité nous amènera-t-elle à réfléchir à toutes les personnes qui ont la malchance d’éprouver des désirs biscornus. Notre soif d’égalité devrait, moyennant quelques aménagements certes, inclure ces déviants, qui comme toute créature ont droit à leur part de bonheur.

Cette chronique est assurée en alternance par Marcela Iacub et Paul B. Preciado.