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Libération
Critique

Moïse humain trop humain un prophète qui, parfois, n’hésite pas à remettre Dieu à sa place

Jean-Luc Allouche fait vivre
publié le 25 mai 2018 à 18h46

Parfois, la détermination vient de l’enfance et de la première déception, du premier abandon de Dieu, celui que dans la tradition juive on ne nomme pas, pas même Yahvé. Il y aura des retours quand le besoin de savoir d’où l’on vient face aux «autres» se fait sentir, quand, enfant ou adolescent, il faut affirmer sa différence dans une ville européenne, Paris, que l’on découvre après avoir dû quitter l’Algérie en 1962.

Et il y aura d’autres ruptures avec ce Dieu unique avant de trouver une distance satisfaisante, mais la première chamaillerie, la première indignation demeure. Jean-Luc Allouche raconte ce parcours, ces errances, ce voyage d’une vie entre l’enfant qui découvre au Talmud Torah, l’école biblique de Constantine, que Dieu n’a pas autorisé Moïse à entrer dans la Terre promise, le laissant mourir à 120 ans, au terme d’un parcours de quarante ans à travers les déserts entre l’empire des Pharaons, sur les bords du Nil, et le pays de Canaan. Il a sauvé le peuple de Dieu, a recueilli les 613 commandements parfois abscons et inapplicables tant ils peuvent être complexes et contradictoires, et il doit laisser entrer le peuple d’Israël dans le pays où rien ne manque, sans l’accompagner.

«Quel con !» a dit et répété l'enfant dans le secret de sa chambre. Quelques décennies plus tard, quand l'homme peut revendiquer une certaine sagesse, Jean-Luc Allouche a voulu revenir sur cette injustice inacceptable. Il le dit dans le prologue, avant que l'on s'embarque dans un long récit de l'Exode, il règle ses comptes avec une décision qui l'a révolté : «Cette ingratitude divine me scandalisait», est-il écrit dans le prologue.

Entre l'indignation enfantine et le Roman de Moïse, il y a une volonté de comprendre, de ne pas rompre avec la tradition de l'étude. Quand on s'étonne que, finalement mécréant, l'auteur ait consacré tant de temps et d'efforts à la lecture et à l'étude des textes sacrés, la Torah, l'Ancien Testament des chrétiens, le Talmud, constitué de l'ensemble des textes commentant la Loi, le Midrach, texte secondaire, mais souvent éclairant, sans oublié la Cabbale à laquelle se consacrait son père, Jean-Luc Allouche tranche : «On peut être un juif observant ou indifférent, un juif orthodoxe ou libéral, chacun choisit, mais on ne peut pas être un juif ignorant.»

Alors il s'est engagé dans une vie d'éditeur et de journaliste, il a été rédacteur en chef à Libération, sans jamais abandonner «l'étude». Pendant sept ans, il donnera un cours dans un cadre privé sur Moïse, le guide d'un peuple qui plus d'une fois transgresse les interdits, se tournant vers les idoles en doutant de ce Dieu qui accumule les miracles pour le convaincre de lui être fidèle.

Moïse, l’enfant abandonné parce que les Egyptiens ont décrété la mort de tous les enfants mâles de ce peuple accueilli à bras ouverts, puis rejeté. Recueilli à la cour de Pharaon, dieu sur terre, éduqué là, il devient berger avant que Dieu lui confie une tâche immense : sauver son peuple en le guidant vers la Terre promise où coulent le lait et le miel et où tout pousse à foison.

Comment raconter cette histoire sans jamais perdre cette colère enfantine et sans s'éloigner de la tradition ? En adoptant la liberté qu'offre le roman mais en s'accrochant sans cesse au récit offert par la Genèse, l'Exode, Le Lévitique, les Nombres ou le Deutéronome. Tout au long du livre, on accompagne donc un Moïse fidèle aux textes, mais qui parfois s'engueule avec ce Tout Puissant qui l'accable de recommandations. Il y a de la drôlerie quand le scribe céleste s'assoupit pendant la grande dictée sur le mont Sinaï. Et aussi de l'incompréhension : «Moïse s'attarde sur ce commandement : «Tu ne cuiras pas le chevreau dans le lait de sa mère…» Il se souvient que le patriarche Abraham, pourtant, n'avait pas hésité à offrir aux Messagers un repas à base de viande, de beurre et de lait…» A-t-il mal entendu ? S'est-il égaré dans la transcription ? Cela permettra aux sages, aux sachants et aux savants de discourir à l'infini pour le bonheur d'un peuple pour qui l'exégèse est élevée au premier rang des beaux-arts.

Et puis, Moïse, ce Moïse-là, s’empoigne avec Dieu quand celui-ci décide que ce peuple n’est plus «son» peuple, mais le peuple de Moïse. Le berger s’emporte, si Dieu n’est pas capable de supporter les infidélités du peuple qu’il a lui-même désigné, il manque singulièrement de constance et de hauteur de vue, ce qui pour un Dieu tout puissant n’est pas bon signe. Peut-il d’ailleurs se dire miséricordieux, lui qui par «jalousie» interdit à son prophète d’entrer dans la Terre promise ?