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Chronique Ecritures

Qu’est-ce que tu fiches ? par Camille Laurens

Une étudiante de Lille consulte la plateforme Parcoursup le mardi 22 mai 2018 (Photo DENIS CHARLET. AFP)
publié le 25 mai 2018 à 20h36

Autrefois, je me souviens, quand on était lycéens, on avait des projets d’avenir, des espoirs, et même des rêves d’avenir qu’on essayait de réaliser tant bien que mal par des actions concrètes dont le dilettantisme et l’erreur d’aiguillage étaient des composantes. A présent, c’est très simplifié, vous n’avez plus à vous soucier de rien. Vos professeurs et votre chef d’établissement remplissent pour vous votre «fiche avenir», ça tient sur une feuille format A4, voire sur un bristol taille fiche cuisine, l’ordinateur touille, d’autres enseignants font le tri à l’autre bout et pof, vous voilà servis, votre futur en main - et maintenant allez de l’avant où on vous dit d’aller et arrêtez de barguigner car comme l’a si bien remarqué le philosophe Pierre Dac, les jeunes ont l’avenir devant eux mais ils l’auront dans le dos chaque fois qu’ils feront demi-tour.

Bien sûr, m’objectera-t-on, c’est le passé des lycéens qui détermine le contenu de leur fiche avenir, ils en sont donc responsables. Si vous avez fait le mariolle en terminale au lieu de réviser vos maths, tout votre avenir s’en trouve affecté, votre Parcoursup pique du nez et c’est bien normal. Sans doute n’avez-vous pas eu la chance d’être détecté «à risque» dès l’école maternelle, au moins vous auriez pu ramer pour revenir à temps dans la case «RAS».

Maintenant, vous n’avez plus le droit d’essayer ni de vous tromper, c’est trop tard, vous êtes fichus. C’est comme ce jeune SDF de 18 ans condamné à deux mois de prison ferme pour avoir volé un paquet de pâtes et une boîte de sardines dans une maison où il s’était introduit en cassant un carreau. A l’audience, interrogé sur les faits, il a expliqué qu’il n’avait rien mangé depuis trois jours et qu’il avait faim. Son avocat a rappelé le sort de Jean Valjean, condamné au bagne pour avoir volé un pain. Les propriétaires n’ont pas souhaité porter plainte mais le procureur de la République, lui, en bon gardien de la loi, a décidé d’engager des poursuites et a requis cinq mois de prison ferme. «Au grand jeu du dindon de l’avenir, tu passeras par la case prison, au moins ça te fera un domicile fixe». Jérôme Cahuzac, en revanche, pour avoir soustrait des millions d’euros au fisc, n’effectuera sans doute pas un seul jour de détention. Tant mieux pour lui, je ne souhaite la prison à personne. Mais enfin il est clair que les magistrats ne se mélangent pas les pinceaux. Il y a en effet deux types de fichés SDF : les Sans Domicile Fixe, promis à la perdition, et les Sans Difficultés Financières, plus aptes à la rédemption.

Au contraire des fichés S, toujours un peu flous, le tri se fait ici très facilement et l'avenir des uns, sans être rose à tout coup, tire nettement moins vers le sombre que celui des autres. Comme l'écrit Victor Hugo (cf. vos fiches de révision du bac) : «Il y a un point où les infâmes et les infortunés se mêlent et se confondent dans un seul mot, mot fatal : les misérables ; de qui est-ce la faute ?» Un jour viendra (à moins qu'il ne soit déjà là ?) où ce sera la seule question à poser pour évaluer vos perspectives d'avenir : quel misérable êtes-vous ? A propos d'évaluation, nous sommes pourtant encore bien loin des Chinois, imbattables dans ce domaine. Leur projet est grandiose. Nous, nous sommes fichés par Facebook et autres génies du marketing afin de savoir quoi acheter et pour qui voter. Les citoyens chinois, eux, dépendront des caméras de surveillance, de la délation de leurs voisins, de l'appréciation de leurs chefs pour toute la suite de leur vie : pas question de jeter un papier par terre, de rentrer saoul chez soi, d'être de mauvaise humeur au bureau ou de dire du mal du gouvernement. Leur fiche avenir s'en trouverait en effet aussitôt grevée, sans parler de celle de leurs enfants : fini l'emprunt à taux préférentiel, envolé l'espoir d'entrer à l'université, terminés les rêves de promotion. Vous êtes fiché nul, circulez.

Le psychanalyste Roland Gori, dans un ouvrage collectif au titre éloquent, la Folie évaluation, les nouvelles fabriques de la servitude, rappelle qu'à force de comparer, hiérarchiser, normaliser, quantifier, on supprime le lien social en niant la singularité des êtres. L'action qui s'opère sans considération du désir individuel, en prenant en compte les seules lois, statistiques ou formes de régulation, n'est qu'une volonté de contrôle par une rationalisation abstraite qui caractérise le capitalisme comme le fascisme. Nous ne sommes pas des fiches produit.

Cette chronique est assurée en alternance par Thomas Clerc, Camille Laurens, Tania de Montaigne et Sylvain Prudhomme.