Balzac, Paris, le dernier livre «parisien» d’Eric Hazan, après Une traversée de Paris et l’Invention de Paris, s’éloigne des barricades de la Commune ou des quartiers populaires pour explorer le Paris arpenté à pas pressés par l’écrivain botté Honoré de Balzac. Tout comme la Comédie humaine, le Paris de Balzac publié à la Fabrique fait figure de cathédrale : s’y superposent la ville fantôme disparue et déjà regrettée par le romancier, la ville qu’il fréquente professionnellement à travers le quartier des éditeurs, celui des imprimeurs, des journaux, mais aussi les diverses maisons de l’auteur. Sans compter bien sûr les rues et les immeubles habités par ses personnages. Comme une carte spatio-temporelle en trois dimensions, au moins, qui donne envie de relire toute l’œuvre. Si Eric Hazan ne se sent pas toujours français, il est assurément parisien : né près du jardin du Luxembourg, face à l’Observatoire, il a vécu à Montmartre puis à Barbès, avant de s’installer à Belleville où il a fondé sa maison d’édition, la Fabrique, il y a vingt ans cette année (lire Libération du 26 avril). Comme Balzac, il est éditeur et écrivain, il partage avec lui le goût de la marche, même s’il s’avère un peu plus flâneur. S’il raconte la capitale de l’auteur des Illusions perdues, c’est donc aussi la sienne qui transparaît.
Comment avez-vous écrit ce livre ?
J'y ai passé deux ans, mais j'avais déjà lu et même relu tout Balzac. J'ai eu la chance d'échapper au dégoût général des lycéens pour cet auteur. J'ai donc fréquenté la Comédie humaine toute ma vie et développé une grande familiarité avec l'œuvre.
Avez-vous recensé tous les passages auxquels Balzac fait référence à Paris ?
Non, je me suis laissé guidé par mes souvenirs. Je n'ai jamais fait de fiches sur la Comédie. Je suis retourné régulièrement à l'œuvre, et j'ai progressivement dressé un canevas qui, le plus souvent, est géographique. Pourtant, Balzac n'a pas une démarche de géographe : sa description d'un immeuble ou d'une rue ne sert qu'à définir un personnage qui y vit ou un milieu social. Il ne décrit jamais le quartier, préférant se focaliser sur un seul immeuble. Personnages et lieux évoluent donc ensemble : à partir du Père Goriot, il a l'idée de faire passer les personnages d'un livre à l'autre au sein de la Comédie humaine et, pour que ce soit cohérent, il fait de même avec les quartiers. Ainsi la rue Taitbout [IXe arrondissement] - que l'historien de Paris, Louis Chevalier, qualifiait de plus balzacienne des rues de Paris - sert de cadre à plusieurs événements, en général plutôt heureux. Le changement de quartier signifie aussi l'évolution du personnage. Ainsi le petit Popinot, l'apprenti boiteux de César Birotteau, va commencer son histoire rue des Cinq-Diamants, la plus misérable des Halles. Mais il va finir ministre, pair de France, et bien que Balzac ne le précise pas, on l'imagine volontiers vers la Chaussée-d'Antin.
Vous rappelez qu’à l’époque, le quartier renvoyait à des lieux bien plus restreints qu’aujourd’hui…
Cela correspondait presque à des villages. Deux ou trois rues suffisent à constituer un quartier. C’est surtout frappant sur la rive gauche. Et même dans ma jeunesse on traversait plusieurs quartiers très différents : ne serait-ce qu’entre les quartiers Saint-Sulpice et Saint-Germain-des-Prés, en 200 mètres de parcours, les populations, les commerces, l’architecture… tout variait.
Cette juxtaposition fait justement penser à une forme de mixité sociale…
Comme les quartiers étaient beaucoup plus petits, on n’était jamais loin d’un quartier pauvre quand on habitait un quartier riche. Je pense aussi qu’à l’intérieur des quartiers, et même des immeubles, coexistaient souvent plusieurs classes sociales. Mais le seul quartier qui m’apparaît comme vraiment mixte à l’époque est sûrement le Palais-Royal. Il faut imaginer le quartier du Carrousel, celui qu’habite la Cousine Bette, comme très misérable, on ne sait pas très bien ce qui se passe la nuit. C’est aussi le quartier de la bohème où habitent Gautier et Nerval. L’endroit ne devait pas être désagréable et évoquerait aujourd’hui plutôt des squats.
Le Quartier latin était aussi très pauvre…
Et cela a duré très longtemps. Cette pauvreté est encore évoquée dans De Montmartre au Quartier latin de Francis Carco dans les années 20. Ce n'est devenu un quartier riche que récemment. Il est vrai qu'aujourd'hui, tout Paris intra-muros abrite une classe aisée.
Quels sont les points aveugles dans le Paris de Balzac ?
Il ne va jamais à l’Est, jamais dans les quartiers ouvriers. Il faut dire que Paris est tout petit : Belleville et Montmartre n’en font pas encore partie. La frontière de l’époque est marquée aujourd’hui par la ligne de métro numéro 2. Il se déplace pourtant beaucoup, toujours poussé par la nécessité de se défaire de ses créanciers. Mais il va toujours plus à l’Ouest, suivant le mouvement que lui-même décrit comme étant celui des «petits bourgeois».
C’est donc un mouvement assez répandu ?
Même les plus riches en vieillissant cherchent des endroits plus verts, plus bucoliques. L’avenue des veuves (aristocrates) correspond ainsi à l’avenue Montaigne.
Mais celle-ci, jusqu'aux années 1830, n'était pas forcément un endroit sûr. Elle l'est devenue après l'installation du Bal Mabille en 1831 et de l'éclairage au gaz. Ce n'était pas fréquent : on ne risquait pas de prendre un verre à la terrasse des cafés le soir ! La vie nocturne pendant la Comédie humaine est très sombre.
D’ailleurs, Balzac détestait les réverbères…
Il les trouvait «hideux».
Selon vous, Balzac a-t-il forgé une vision de Paris qui nous influence encore collectivement, et crée une difficulté à accepter certains changements ?
Le XIXe siècle cristallise une certaine idée de Paris. Quand Walter Benjamin écrit le Livre des passages dans les années 20, c'est principalement au Paris du XIXe siècle qu'il se réfère, celui de Balzac et de Baudelaire. Je pense qu'avant les travaux de Haussmann, il y avait une douceur dans cette ville qui s'est perdue. La circulation était sans doute plus harmonieuse et plus naturelle. Je ne suis pas anti-haussmanien, je trouve qu'il a réussi de magnifiques perspectives. Souvent, ses trouées sont intelligentes et respectueuses, comme par exemple l'axe Sébastopol-Strasbourg, avec la gare du Nord d'un côté et le tribunal de commerce de l'autre. Les Grands Boulevards étaient au départ une coulée ininterrompue de la Madeleine à la Bastille. Il n'y avait pas les grands trous que sont les places de l'Opéra, de la République… Paris a perdu cette grande et longue promenade sans fin.
Avez-vous une vision de Paris proche de celle de Balzac ?
Non, je ne dirais pas cela, même si je me sens très proche de cet auteur. Comme Balzac, je surveille d’un œil critique ce qui change dans Paris. Mais il faut aller au-delà de cet apparent conservatisme et ne pas oublier que Balzac fut très apprécié des auteurs marxistes. Pour son réalisme, pour sa précision sur le trajet de l’argent et de divers mécanismes financiers de cette époque du capitalisme naissant. Les marxistes en ont fait leur miel.
Quel était selon vous le quartier préféré de Balzac ?
Probablement la Chaussée-d'Antin, qui le faisait rêver. Ainsi que tous les quartiers satellites, comme la Nouvelle Athènes, Notre-Dame-de-Lorette, là où vivent les lorettes, femmes de mœurs plutôt légères, mais bienveillantes et surtout généreuses, pour lesquelles il avait beaucoup d'estime. Son expérience de la ville passait par le travail, ses visites aux imprimeurs, aux journaux… Il n'utilisait pas les transports et faisait tout à pied, avec de grandes bottes usées, mal habillé. C'est un arpenteur : quand il va voir Victor Hugo, il part de Passy jusqu'à la place Royale, aujourd'hui place des Vosges. Il écrit : «Flâner, c'est vivre», alors qu'il n'a probablement jamais eu le temps de flâner au sens où nous l'entendons. Il est tout le temps en recherche, de noms, de lieux, il dévore la ville.
Et votre quartier préféré ?
Je vis à Belleville et j’aime bien, même si le quartier prend des coups : il y a même des galeries qui ouvrent ! Avant, j’ai vécu deux ou trois ans à Barbès : c’est plus rude, l’espace y manque. Les deux boulevards (Barbès et Belleville) sont très différents géographiquement, le premier est écrasé par le métro aérien (qui est magnifique quand même), le second est large, c’est un boulevard de marché avec terre-plein central et arbres. Mais en même temps, j’aime aussi me promener le dimanche matin dans certains coins du Marais, ou vers la rue de Verneuil, Montmartre, le matin en hiver.
Photo DR