Questions à Armelle Mabon, maître de conférences Université Bretagne Sud – Temos CNRS FRE 2015. Elle est l'auteure de Prisonniers de guerre Indigènes : Visages oubliés de la France occupée.
Que savons-nous aujourd’hui de ce qui s’est passé à Thiaroye en novembre et décembre 1944 ?
Nous savons qu’il n’y a pas eu ni rébellion armée ni mutinerie et qu’il
ne s’agit donc pas de répression sanglante. Nous savons également - autrement
dit nous ne sommes plus au stade des hypothèses – que le gouvernement
provisoire a couvert la spoliation des soldes de captivité en faisant croire
via une circulaire éditée 3 jours après le massacre que ces ex-prisonniers de
guerre avaient perçu l’intégralité de leurs soldes de captivité avant
l’embarquement à Morlaix pour Dakar. En confrontant l’ensemble des sources et
notamment les archives trouvées à Londres et au dépôt des archives de la
justice militaire, nous avons pu déterminer la volonté de diminuer le nombre de
rapatriés pour camoufler le nombre de victimes. Il ne s’agit pas d’erreurs de
chiffres. Il n’y a pas 35 morts enterrés dans les tombes du cimetière militaire
de Thiaroye mais vraisemblablement entre 300 et 400 ensevelis dans des fosses
communes. De plus la préméditation du crime est établie tout comme le procès
mené à charge pour condamner des innocents. Ce contingent arrivé à Dakar le 21
novembre a été spolié des soldes de captivité, de la prime de démobilisation et
peut-être de la solde de traversée, etc..Je tiens à préciser que ce sont les
armes automatiques des officiers qui ont tué et non les fusils des tirailleurs
du service d’ordre dépourvus de munitions.
Ces dernières années de nombreux ouvrages ont tenté d'éclairer les massacres coloniaux européens en Afrique. Pourquoi celui de Thiaroye suscite-t-il toujours autant de débats en particulier ?
Thiaroye 44 est un mensonge d’État qui a perduré pendant 70 ans et
réitéré en 2014 par le président Hollande. Les autorités tant françaises que
sénégalaises savent où sont les fosses communes et il est donc surprenant
d’entendre le président dire officiellement le 30 novembre 2014 au cimetière de
Thiaroye que l’endroit de leur sépulture demeure mystérieux. D’autre part j’ai
été particulièrement choquée de l’entendre dire que ces hommes se sont
rassemblés pour crier leur indignation alors qu’ils ont été rassemblés sur
ordre des officiers devant les auto-mitrailleuses. Le président Hollande est
passé de 35 morts à 70 morts avec 35 morts sur place (aucune archive ne donne
ce bilan) mais ce chiffre de 70 morts figure dans le rapport du général Dagnan
mais le même rapport consigné aux ANOM donne le chiffre de 35 morts !!
L’exposition sur les tirailleurs « sénégalais » pilotée par le SHD,
la DMPA et le musée des Troupes de Marine de Fréjus avec 3 panneaux sur
Thiaroye et qui ne circule qu’en Afrique subsaharienne a osé inscrire que les
historiens s’accordent sur le chiffre de 70 morts. Quels historiens ?
Aucun.
Le libellé des panneaux interroge car il relaie l’histoire falsifiée
alors que j’avais transmis mes conclusions au ministre de la Défense. Quelle
était la motivation réelle du ministère avec cette exposition qui présente
l’histoire tronquée ? Je souhaite que le ministère de la Défense
m’explique pourquoi il est mentionné un rapport écrit du général Dagnan avant
le 1er décembre alors qu’il ne se trouve pas dans les archives
consultables. Je n’ai pas de réponse du SHD.
Que dire aussi de ce docteur en histoire qui se permet de m’accuser
dans une lettre ouverte au Président de la république des faits qu’il a commis
(omission d’archives + falsification des sources) Lettre qui n’a rien de
scientifique. Quelle était sa réelle motivation ? Pour moi, il n’y a ni
controverse, ni polémique autour de Thiaroye. Par contre c’est une obstruction
à la manifestation de la vérité sur un crime commis avec des fraudes
scientifiques. Il ne sert à rien de minimiser l’horreur des faits et de se
détourner de la vérité comme dans d’autres affaires que le collectif
« secret défense - enjeu démocratique » essaie de faire basculer dans
le champ de la lumière. Des familles attendent la justice avec le procès en
révision et la reconnaissance avec la mention Morts pour la France. Mais aussi le
remboursement des sommes spoliées.
Accéder aux documents est toujours difficile. Quelle serait la marche à suivre selon vous ?
Des archives n’ont été ni classifiées ni inventoriées et sont restées
secrètement auprès des forces françaises au Sénégal. Il s’agit des archives les
plus sensibles : liste des rapatriés, des victimes, cartographie des
fosses communes, vrais ordres donnés, fiches individuelles de versement du
pécule, calcul des soldes de captivité. Le ministère des Anciens combattants
interrogeait les forces terrestres de l’AOF pour obtenir des informations sur des
victimes sans doute suite aux réclamations des familles. Les archives
consultables sont en grande partie des rapports tronqués pour servir un récit
officiel et mensonger.
Comment un historien peut-il croire que toutes ces archives qui peuvent
faire aboutir le procès en révision pour soulager la conscience des morts ont
disparu du fait de maladresses et d’incompétences ? Je pense indispensable
que le ministère des Armées diligente une enquête administrative (des députés
pourraient aussi mettre en place une commission d’enquête) afin de savoir quel
traitement a été réservé aux archives restées auprès des forces françaises au
Sénégal. Si c’est une destruction sauvage, c’est pénalement répréhensible. Si
elles ont été acheminées quelque part, il faut les rendre consultables au plus
vite et l’arrêté du ministre Le Drian pose problème. Il faut désormais du
courage politique pour DIRE.
En exhumant les corps, il s’agit aussi de retrouver cet honneur bafoué
par des égarements qui abîment la mémoire des tirailleurs.
Je n’ai fait que mon métier d’historienne en m’approchant de la vérité
et en essayant de comprendre les raisons des obstacles. Je paie bien
cher : suite au rejet de ma protection fonctionnelle (en lien avec le
dépôt de plainte pour diffamation publique) par mon université, la cour d’Appel
administrative m’a condamnée à payer 1000 euros à mon université pourtant
alertée de la suspicion de fraude scientifique. C’est l’omerta comme si des
historiens ne pouvaient pas trahir les fondements de la recherche.
Tous ceux qui disent que je fais de la judiciarisation de l’histoire se
trompent. Je n’ai pas saisi la justice pour dire la vérité mais pour qualifier
la diffamation publique.
Mon travail permet aussi aux familles de saisir la justice puisque le
ministère des Armées ne répond pas à leurs légitimes demandes.
Ces hommes seront réhabilités et ma recherche y aura contribué mais
aussi la BD « Morts par la France ». Ceux qui savent grâce aux
archives « secrètes » finiront par dire… C’est comme une affaire
Dreyfus mais en plus grave et sur un plus long terme et le racisme d’État
pourrait être la clef de compréhension.
---
Suivez-nous sur notre page Facebook.
---