Questions à Cécile van den Avenne professeure en sociolinguistique à la Sorbonne nouvelle. Elle est l'auteure de De la bouche même des indigènes : Échanges linguistiques en Afrique coloniale (Vendémiaire, 2017).
En quoi la communication est-elle un un enjeu fondamental de la conquête coloniale ?
Il y a plusieurs cas de figure, assez différents. J'ai par exemple suivi les traces de Louis-Gustave Binger (1856-1936) au long de sa grande expédition qui dure presque trois ans (1887-1889), et qui a consisté à relier les établissements du Soudan français au Golfe de Guinée. La « mission d'exploration » (c'est ainsi qu'elle est nommée) est entreprise pour le compte du ministère de la Marine et des Colonies et du ministère des Affaires étrangères. Elle a une double visée : scientifique, elle est également impériale, dans un contexte politique où il s'agit d'accroître l'influence française et lutter contre l'expansionnisme britannique.
Mais on a d'autres cas de figures, où les Européens ne parlent aucune langue africaine, et ne les apprennent pas, se reposant alors complètement sur leurs interprètes africains, des individus polyglottes, qui parlent plusieurs langues d'Afrique de l'Ouest et ont de bonnes notions de français voire d'autres langues européennes. Et dans les grandes colonnes de conquête militaire, comportant plusieurs dizaines d'officiers français, des tirailleurs sénégalais et du personnel africain (porteurs notamment) allant jusqu'à plusieurs centaines, les officiers se retrouvent rarement, voire jamais, dans des situations d'interaction avec la population locale, d'où le rôle crucial des interprètes « indigènes ».
L'un des profils possibles de ces interprètes c'est celui d'un notable local, érudit en langue arabe, polyglotte, qui va servir de truchement. Dans le même ordre d'idée, on a les fils de chefs locaux, de familles reconnues et influentes donc. C'est le cas par exemple de Louis Anno, fils d'un chef de Côte d'Ivoire, qui a été scolarisé en français, qui a servi d'interprète à Binger (et dont le portrait est retracé dans un article du blog : http://libeafrica4.blogs.liberation.fr/2017/12/27/...). Un autre profil est celui de l'employé à tout faire, le domestique, ce qu'on appelait le boy, qui vit dans l'intimité de son patron, un officier, qu'il suit en campagne, ou un explorateur, et qui, parmi les multiples tâches qu'il a, sert aussi d'interprète. Il peut être aussi un soldat indigène, qui a servi dans des campagnes multiples et a construit une carrière au sein de l'armée coloniale, s'attirant la confiance de ses supérieurs, utilisés également comme interprètes. Certains interprètes embauchés selon différentes circonstances dûs au hasard, peuvent ensuite faire carrière. C'est par exemple le cas de Makoura Seck, un des interprètes de la mission Monteil. Monteil avait d'abord décidé de recruter un traducteur français, un certain Rosnoblet, diplômé de l'Ecole des langues orientales et recommandé par Binger. En route, il était prévu de lui adjoindre un interprète peul, mandingue, bambara et haoussa. Mais très vite, Monteil se sépare de Ronosblet qu'il abandonne, malade, à Kayes, et le remplace par Makoura Seck, wolof originaire de Saint-Louis, commerçant à Bafoulabé. Ce dernier comprenait, parlait et écrivait un peu le français. Il parlait wolof, peul et bambara. Il parlait et comprenait l'arabe mais ne savait pas suffisamment l'écrire, ce qui nécessitera, pour la rédaction en arabe des traités, de passer par l'intermédiaire de marabouts locaux. A son retour au Sénégal, Makoura Seck, recommandé par Monteil, entrera dans le cadre des interprètes de la colonie comme interprète titulaire de 3° classe.
[1]Mollien, Gaspard Théodore, Voyage dans l'intérieur de l'Afrique, aux sources du Sénégal et de la Gambie, fait en 1818, L'harmattan, 2007 [réédition de la 2nde édition, revue et augmentée par l'auteur, Arthus Bertrand, 1822], p.46.
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