Les sondages sont truqués, les sondages se trompent, les sondages manipulent l’élection… Combien de fois a-t-on entendu ces clichés, dont la répétition inlassable finit par confiner à l’obscurantisme ? Il y a eu, dans la longue histoire des enquêtes d’opinion, des sondages erronés, truqués ou manipulatoires. Mais c’est une infime minorité. En général, les sondages sont honnêtes, ils reflètent l’évolution de l’opinion, ils annoncent même très souvent les résultats du scrutin. En 2017, la moyenne des intentions de vote recueillies par l’ensemble des instituts correspond, à quelques dixièmes de points près, au score final obtenu par les différents candidats, en dépit des incroyables rebondissements qui ont émaillé la campagne électorale. Il en fut de même en 2012 : tous les sondeurs ont constaté, jour après jour, les difficultés de Nicolas Sarkozy et la domination de François Hollande sur la campagne.
Est-ce vrai sur le long terme ? Oui, à une nuance près. Une étude récente publiée dans Nature Human Behaviour, réalisée à partir de 31 000 sondages effectués à l'occasion de 351 élections dans 45 pays entre 1942 et 2017, montre que l'erreur moyenne des sondages par rapport au résultat final est égale à 2 %. Le chiffre est faible et contredit formellement l'idée que «les sondages se trompent tout le temps». A deux points près, les sondages sont fiables. Ils sont même une valeur prédictive. Ceux qui disent le contraire ne connaissent pas le sujet, ou bien répandent cette fable en raison de leur idéologie, en général extrême, selon laquelle «le système manipule l'opinion», seule explication possible de leur défaveur dans l'opinion. Dans la dernière élection, les responsables de La France insoumise ont régulièrement récusé les sondages, qu'ils assimilent à de la voyance, même si leur leader, Jean-Luc Mélenchon a été filmé pendant la campagne au moment où il commentait gravement un sondage qui montrait - à juste titre - sa progression parmi les électeurs… Plus généralement, les candidats en difficulté expliquent avec force arguments sonores que «les sondages se trompent» ils «ne font pas l'élection», que «les électeurs démentiront leurs résultats», quitte à faire grand cas, le lendemain, d'une enquête nouvelle qui les favorise.
Mais deux points d’erreur, en moyenne, c’est aussi beaucoup, surtout en cas de compétition serrée. Les sondages n’ont pas anticipé la déconfiture de Lionel Jospin au premier tour et la deuxième place de Jean-Marie Le Pen en 2002 (la différence entre les deux candidats se situait dans la marge d’erreur), pas plus que l’élection de Donald Trump dans la dernière présidentielle américaine (dont les résultats sont légalement déformés à cause du vote par Etat). Ce qui aboutit à la règle suivante, rassurante au fond : en général, les sondages ont raison, sauf dans les cas où ils se trompent, ce qui est nettement plus rare ; ils permettent de suivre en temps réel les évolutions de l’opinion pendant une élection, même si le résultat final garde sa part d’incertitude.
Ceux qui doutent de ces sages conclusions doivent lire le livre de Frédéric Micheau, sondeur lui-même (à OpinionWay), qui décrit de manière méthodique l’histoire des sondages depuis leur création, les arcanes de leur élaboration, les vertus et les failles de leurs méthodes, le fonctionnement et l’économie des instituts qui les produisent, l’influence qu’ils ont sur les campagnes électorales et sur le vote final des électeurs - influence à la fois irréfutable et difficile à mesurer. Ensuite, ils pourront parler.
Il y eut des truquages honteux, qui ont beaucoup nui à la profession. Dans la première élection du maire de Paris - Jacques Chirac était candidat - plusieurs officines ont publié des sondages biaisés qui annonçaient la victoire du candidat du RPR. Silvio Berlusconi, propriétaire d’un institut, s’arrangea pour que les chiffres annoncés par la filiale de son groupe lui soient outrageusement favorables. L’institut truqueur a ensuite été radié de l’organisme européen qui réunit les professionnels reconnus. Entre-temps, Berlusconi avait été élu.
Mais ce sont des exceptions. En France, une législation précise régit la publication des sondages et garantit, non leur infaillibilité, mais leur transparence et leur sérieux. Quand un candidat progresse de jour en jour dans les sondages, cela correspond à un mouvement réel de l’opinion - Macron six mois avant le scrutin, puis au moment du ralliement de Bayrou, Hollande en 2012. Quand un autre s’effondre - Balladur face à Chirac en 1995, Marine Le Pen après son débat calamiteux avec Emmanuel Macron - les enquêtes d’opinion en font aussitôt état. L’élection est-elle pour autant jouée d’avance ? En aucune manière. Dewey contre Truman en 1948, Jospin en 2002, Clinton contre Trump en 2016, en ont fait les frais. Les sondages sont des instruments utiles aux acteurs, aux commentateurs et aux électeurs. Mais de ces trois protagonistes, c’est toujours le dernier qui l’emporte. Librement.