L’idée de confronter des philosophes à une passion joyeuse, comme le football alors que démarre le Mondial 2018, est venue de la lecture d’un petit livre dans lequel André Comte-Sponville tente de dire ce qui le sépare, ou le désespère, dans le sport de haut niveau en général et dans le football en particulier.
Dans Valeurs (Insep - Le Pommier - Carnets Nord), le philosophe soucieux de méthode propose une définition : «Le sport est une activité physique tendant à maintenir, développer, manifester ou mesurer les capacités qui la rendent possible, sans autre but que ce maintien, ce développement, cette manifestation ou cette mesure, sinon parfois le plaisir qui s'y ajoute ou qu'on y prend (y compris, le cas échéant, le plaisir de la compétition, de la victoire ou d'une gratification quelconque).» Quand nous rencontrons Comte-Sponville dans un café de la place du Châtelet à Paris, on se dit que la conversation va être «sportive» à la veille de la Coupe du monde de football, dans laquelle seule la victoire est belle.
Il regarde le foot avec distance : «Je ne suis pas contre la compétition et le plaisir que l'on peut y prendre», se défend celui qui toute son enfance a entendu un père intransigeant lui répéter que pour un Comte-Sponville il n'y avait qu'une place possible: la première. «L'émulation est saine, et la victoire apporte une satisfaction que je comprends. Mais notre époque médiatique oublie que le sport n'est pas l'essentiel de la vie, n'est pas l'essentiel de la société, n'est pas l'essentiel de la civilisation. C'est secondaire. Nous accordons aujourd'hui beaucoup trop d'importance à une activité qui me semble démesurée. Des footballeurs sont portés aux nues pour un talent assez mineur.» Le philosophe a eu trois enfants, ils ont aujourd'hui dépassé la trentaine et sont fans de l'Olympique de Marseille. Il a accepté de les accompagner au Stade-Vélodrome. Et il n'a pas compris. Les cris et hurlements pour un sport sans morale ou le meilleur ne l'emportera pas toujours. Il trouve là une des raisons de l'engouement planétaire : «C'est parce que c'est un sport imparfait qu'il passionne plus», écrit-il dans Valeurs.
Comment comprendre cette distance ? Sans doute faut-il écouter le corps du penseur : «J'ai fait du jogging, pendant assez longtemps, et cela m'a sans doute appris certaines choses, quoique je sois bien en peine de dire lesquelles, sauf peut-être l'humilité : je courais toujours trop par rapport à mon niveau.» Si le corps ne comprend pas, l'esprit peut-il concevoir le plaisir qu'il y a à «pousser» le corps ? Sans doute pas : «Quant au prétendu dépassement de soi, c'est évidemment une métaphore, mais absurde : courez aussi vite que vous pourrez, je suis bien certain que vous ne vous dépasserez jamais.»
André Comte-Sponville ne cède pas un pouce de terrain et s'oppose à l'auteur des Essais : «Nous sommes merveilleusement corporels, disait Montaigne, j'en suis d'accord. Mais pas besoin de faire du sport pour s'en rendre compte, ni pour en jouir.» Au bout de la discussion, il trouve pourtant un point commun entre le sport et la philosophie : la vérité. Il reprend une anecdote rapportée par un ami dont le père avait été journaliste à l'Humanité et lecteur de Pravda : les pages sports de l'organe du Parti communiste de l'URSS étaient les seules dans lesquelles on ne mentait jamais.