Questions à Hadrien Collet auteur d'une thèse en 2017 sur Le sultanat du Mali (XIVe-XVe siècle). Historiographies d'un Etat soudanien de l'Islam médiéval à aujourd'hui. Cette thèse a reçu le le prix de la meilleure thèse d'histoire de l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
On parle souvent du manque de sources sur le Moyen-Âge ouest africain. Qu’en est-il aujourd’hui ?
Sur
le fond la situation reste globalement inchangée, il faut attendre la toute fin
du 15e siècle pour trouver des traces documentaires endogènes et le
milieu du 17e pour assister à l’apparition d’une littérature
historienne en langue arabe au sud du Sahara. Ce qui a changé en revanche,
c’est, d’un côté, la prise en compte de nouveaux filons documentaires et, d’un
autre côté, le réamorçage du processus de recherche des textes dans les fonds
documentaires connus. Depuis 1985 et la seconde édition du recueil classique de
sources arabes concernant l’Afrique de l’Ouest au Moyen Âge publiée par le père
Joseph Cuoq (1917-1986), la recherche de nouveaux textes est globalement entrée
en sommeil du côté francophone. Heureusement pour nous, le monde académique
anglophone s’est emparé d’une discipline traditionnellement dominée par les
Français et depuis trente ans une littérature considérable en anglais est venue
compléter et enrichir notre répertoire de sources. La contribution la plus
remarquable est celle de Paulo Fernando de Moraes Farias, paru il y a quinze
ans, en 2003, qui a édité et publié toutes les inscriptions épigraphiques, principalement
des stèles funéraires mais pas seulement, de la grande région de la ville de
Gao. L’archéologie a aussi apporté de son côté des contributions précieuses,
même si elle reste traditionnellement davantage attachée aux villes construites
en dur au Sahel. Le livre événement publié l’année dernière par Sam Nixon sur
la ville médiévale de Tadmekka/Essouk (située dans l’Adrar des Ifoghas, région
montagneuse servant aujourd’hui de camp de base à Al-Qaïda au Maghreb) illustre
le dialogue fructueux qui peut naître du croisement de l’histoire, de
l’archéologie et de l’épigraphie. Cette publication révèle d’ailleurs de
nouvelles inscriptions en arabe, notamment la plus vieille datée dans la région
(1011). Le travail pluridisciplinaire de découverte de nouvelles sources pour
l’histoire de l’Afrique de l’Ouest médiévale suit donc son cours, enrichissant
périodiquement notre corpus.
Vous vous êtes penché sur le rôle des historiens et des centres intellectuels arabes du Moyen-Âge. Comment peut-on comprendre le Sahel médiéval grâce à leur regard ?
Si
l’on prend le cas du sultanat du Mali, plus connu sous le terme
« d’empire », au 14e siècle, c’est-à-dire à son apogée, son
histoire n’est connue qu’à travers des sources écrites exogènes, provenant
principalement du Maghreb et surtout de l’Orient mamelouk, c’est-à-dire du
Caire et de Damas. Pour comprendre le regard que portent les savants de l’Islam
médiéval, il faut « entrer » non seulement dans ces textes, mais
surtout dans les œuvres dont ils sont issus. Or, jusqu’ici, la rareté des
sources avaient donné à ces documents exceptionnels une « aura » qui
les rendait difficiles à manipuler. On en concevait une lecture qualifiée
aujourd’hui de « positiviste » c’est-à-dire qu’on en reprenait le
contenu factuel sans le discuter. Pour caricaturer, un texte nous racontait
telle pratique au Sahel médiéval, et l’historien attestait que telle pratique
existait au Sahel médiéval. Il y avait un recul critique minimal. Aujourd’hui,
c’est avant tout notre regard sur ces textes qui a changé. Il n’est plus
possible de mettre des récits similaires sur le Mali, que l’on trouve par
exemple chez al-Umari (m. 1348) et Ibn Battuta (m. vers 1377), sur un le même
plan. Le premier est un encyclopédiste qui déroule une vision de l’œkoumène
musulman de son temps, faisant entrer le sultanat du Mali parmi les grandes
entités politiques de l’Islam médiéval. Ses informateurs sont les officiels et
diplomates mamelouks qui ont rencontré le sultan malien Mansa Musa au Caire
lors de son séjour dans la ville en 1324, et des savants des madrasas cairotes
qu’il fréquente. Son récit est donc déjà le produit construit à partir de deux
perceptions sensiblement différentes du Sahel médiéval, tantôt complémentaires
tantôt contradictoires. Les officiels informant al-Umari produisent des récits
nés de la confrontation des conceptions qu’ils avaient du Sahel avec ce qu’en
ont dit les Maliens, tandis que les témoignages des savants dépendent davantage
des topoï littéraires de la géographie savante de l’époque. Ibn Battuta
quant à lui, surnommé le « voyageur de l’Islam », se rend dans le
sultanat du Mali en 1352-1353 et nous a laissé le seul témoignage de
l’intérieur de son territoire. Toutefois, le récit qu’il en fait, connu sous
son surnom de Rihla, au sens de la relation de voyage par excellence,
est tout à faire singulier. C’est une recension des diverses cours de l’Islam,
des grands personnages politiques et religieux du monde musulman, mais
également un recueil de merveilles, une mise en scène de sa personne au destin
hors du commun etc. Il ne peut donc être pris constamment au mot. Ces sources
sont regardées depuis longtemps, à juste titre, comme islamo-centrées ou
arabo-centrées, mais il ne faut pas oublier que de façon plus intime, elles
procèdent aussi d’un intellect et d’un projet littéraire. Pour comprendre le
Sahel médiéval à travers leur regard, il faut donc d’abord identifier ce qui
relève de l’œuvre et sa conception du monde, qui jaillit du frottement entre
celle de l’auteur et de la société dans laquelle il vit. En d’autre terme, il
faut d’abord déconstruire les savoirs si l’on veut être capable de restituer la
savoureuse construction des récits qui ne sont jamais monolithiques. Cela
permet d’identifier des récits présentés comme neufs au 14e siècle
mais qui s’appuie en fait sur une vieille tradition géographique dont les lieux
communs sont repris pour le crédibiliser. Pour donner un exemple, on trouve
plus volontiers dans la géographie savante émanant d’al-Andalus des récits sur
les Sudan (c’est-à-dire les « noirs » du sud du Sahara) et les
serpents. En creusant un récit du 14e siècle proposant une nouvelle
anecdote sur le rapport particulier des Sudan aux serpents dont l’informateur
cairote est d’origine andalouse, on aura des chances de découvrir qu’il s’agit
d’un récit plus ancien réarrangé pour l’occasion. Il faut donc prendre en
compte le fait qu’il existe autant de regards sur le Sahel que de centres
intellectuels dans le monde arabo-musulman et qu’il faut historiciser chacun
d’eux. Le fait qu’ils partagent généralement des références savantes communes
n’empêche pas l’existence de spécificités propres à chacune.
Assiste-t-on à la naissance d’une « nouvelle histoire » du Sahel médiéval ?
Elle
est déjà engagée depuis une vingtaine d’années au moins. Outre Arabic
Medieval Inscription of the Republic of Mali, le magnum opus de F.
de Moraes Farias dont je parle plus haut paru en 2003, un autre ouvrage séminal
publié en 2000 par Pekka Masonen, The Negroland Revisited, s’est attaché
à une déconstruction critique des savoirs produits sur le Sahel médiéval par
les orientalistes, les géographes et les africanistes du 19e siècle
aux années 1920, c’est-à-dire au cours de l’invention de ce champ d’études
d’abord savant puis académique. Le titre lui-même fait référence au Negroland
of the Arabs, un ouvrage d’un géographe de cabinet anglais, William Cooley,
paru en 1841, et considéré symboliquement comme un des livres fondateurs de la
discipline. Cette « nouvelle histoire » adosse donc au nouveau regard
porté sur les sources arabes, disons « désacralisées » à cette
occasion, une approche de déconstruction critique de l’historiographie. En
effet, si l’histoire du Sahel médiéval commence avant la colonisation, elle
s’est trouvée formalisée en tant que champ par la « bibliothèque
coloniale » qui lui a donné une épaisseur bibliographique considérable.
Les périodes postérieures ont aussi ajouté leurs idéologies à cette histoire
qui se caractérise par le fait qu’elle reflète assez bien, peut-être plus
qu’ailleurs, les époques auxquelles elle est écrite, du Moyen Âge à aujourd’hui
d’ailleurs. C’est donc une nécessité majeure d’effectuer des allers retours
constant entre le travail érudit sur les sources et une attitude critique et
réflexive sur la production des savoirs, y compris – et surtout – sur soi-même
et la façon dont nous concevons le passé médiéval africain dans cette région.
C’est, il me semble, l’un des traits les plus saillants et plus intéressants de
cette « nouvelle histoire ». De ce point de vue, les anglophones,
avec le tournant de l’écriture située qui entraîne des réflexions (souvent à la
première personne) sur la position depuis laquelle ils écrivent et leur rapport
au terrain, sont en avance sur nous.
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