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Libération
Enquête

Juge et sociologue à la cour des miracles du droit d’asile

Smaïn Laacher raconte dans «Croire à l’incroyable», son expérience de juge à la CNDA.
En 2013, à Montreuil, lors de l'entretien d'un requérant à la Cour nationale du droit d'asile (CNDA). (Photo Marc Chaumeil. Divergence )
par Philippe Douroux et Magalie Danican
publié le 17 juin 2018 à 18h06
(mis à jour le 17 juin 2018 à 18h17)

Il salue tout le monde d’un geste ou d’un sourire. Smaïn Laacher a passé quatorze ans dans les salles d’audience de la Cour nationale du droit d’asile, la CNDA, où viennent s’échouer ceux que l’on appelle les «requérants». Déboutés du droit d’asile par l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), ils viennent faire appel de la décision administrative qui les laisse dans l’incertitude. Juge assesseur désigné par le Haut Commissariat aux réfugiés, Laacher s’est assis deux fois par semaine à gauche du président ou de la présidente. A droite, l’autre juge assesseur représente l’Ofpra qui va être déjugée, ou dont la décision va être confirmée.

Pour se rendre à la CNDA, à Montreuil (Seine-Saint-Denis), il convient de prendre le métro, ligne 1, station Saint-Mandé. On longe le café la Prévoyance où les avocats qui vont défendre les «requérants» retrouvent parfois leurs clients. En approchant, on passe par la grande porte d’une ancienne usine de la Société parisienne de tranchage et déroulage (SPTD), devenue monument historique. Ça tombe bien, à la CNDA, il s’agit de dérouler des vies bousculées par les guerres, et toutes sortent de menaces politiques, ethniques ou religieuses. Parfois, c’est l’orientation sexuelle qui justifie la fuite, et souvent le seul fait d’être une femme explique le départ de son pays et l’arrivée en France. Et quand on a reconstitué tant bien que mal le déroulement de mois de persécution, on tranche. On accorde le droit d’asile ou on le refuse.

Le cours d’une vie

Dérouler, trancher, dérouler, trancher, Laacher l'a fait entre 1999 et 2014, quand il dit avoir commencé à regarder sa montre. La lassitude était là, pesante. Il a laissé passer du temps avant de mettre sur le papier ce qu'il avait en tête. Le professeur de sociologie de l'Université de Strasbourg a voulu livrer son expérience de juge. Dans Croire à l'incroyable (1), il livre le dialogue intérieur du juge et du sociologue, l'un et l'autre désabusés, l'un et l'autre sans illusion, mais l'un et l'autre convaincus qu'il faut enquêter et juger, avec sérieux. Même si au bout du compte, l'un et l'autre savent qu'ils construisent plus de doutes que de certitudes.

Pourquoi le praticien spécialiste des migrations a-t-il accepté, en 1999, de siéger à la CNDA ? Il réfléchit et dévide une phrase où les virgules et les points sont marqués : «Quand le sociologue se trompe dans l'explication, dans l'interprétation, il sait, malgré tout, que cela n'aura pas de conséquences. Là, à la CNDA, vous êtes investi d'une très lourde responsabilité. C'est difficile et c'est grave. Parfois, cela peut-être tragique.» Il fait une pause, se demande s'il a correctement formulé sa pensée et évoque une quête impossible : «J'ai fait l'expérience de juger, de prendre une décision qui peut changer le cours d'une vie, avec peu de matériaux de qualité. C'est difficile.»

Tout se dérobe

Cet après-midi de mai, on entre avec lui dans la cour des miracles du droit d'asile. Le vrai, le faux, la vérité sont des notions inutiles, inadéquates et pourtant centrales. «Bien sûr, on essaye d'établir la vérité. L'enjeu, c'est le vraisemblable, l'audible, l'entendable par les juges, un fil conducteur qui leur permet de prendre une décision qu'ils savent pourtant incertaine. Personne n'est dupe. Il faut faire semblant que ça va marcher. La démarche est sincère, sans cela, ça n'est pas la peine d'être là, tout en sachant que cela relève de l'impossible.»

Un couple syrien s'installe face aux juges. Le rapporteur lit d'une voix monocorde le document qu'il a élaboré à partir des éléments fournis par l'Ofpra, ou de rapports des ONG, de l'Organisation suisse d'aide aux réfugiés (Osar) ou du Département d'Etat américain. Lui seul a épluché la vie des requérants et a tenté de dégager une ligne directrice, une cohérence dans le récit. L'homme qui se présente avec sa femme dit avoir ramassé des blessés à Hama, à 200 kilomètres au nord de Damas, après une offensive de l'armée de Bachar al-Assad, mais était-il pour autant un «opposant» ? Il dit «non» et évoque «un geste humanitaire». Il habitait une zone contrôlée par l'opposition, cela suffit, pour les forces gouvernementales, à le classer dans le camp des «rebelles». Cela ne suffit pas pour les juges à le ranger du côté des bénéficiaires du droit d'asile au sens de l'article 1. A2 de la convention de Genève relative au statut des réfugiés. La présidente pose les premières questions, les juges assesseurs enchaînent. Il s'agit de comprendre ce que faisaient ses frères, son père à l'époque. Ce dernier était-il ingénieur ? Chauffeur de bus ? Ou lieutenant dans l'armée syrienne ? Dans son dossier, les trois sont évoqués. On décortique une vie pour tenter de saisir un «fait» ou un bout d'histoire sur lequel les juges vont pouvoir fonder une décision. Mais tout se dérobe sans cesse. Les dates se chevauchent, s'annulent, ou se mélangent. On ne sait plus, on ne sait pas reconstruire un calendrier ou un parcours auquel se fier. La femme, elle, est mise de côté. On ne s'adressera à elle qu'au bout de trente minutes, peu avant la fin des débats, comme si sa vie était annexée à celle de son mari. L'un et l'autre bénéficient de la «protection subsidiaire», ils peuvent rester en France, travailler, bénéficier d'un logement social, mais perdront toute protection quand la guerre s'arrêtera. Il faut pour obtenir le droit d'asile que la menace soit clairement identifiée. Le requérant doit craindre «avec raison d'être persécuté du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques…».

C'est cette menace qu'il faut déterminer quand on est précisément dans l'indéterminable. «C'est toute la difficulté. Les juges discutent, examinent les faits qui leur sont exposés par le rapporteur et par les requérants. Ils cherchent une cohérence interne, avec le moins de variations possibles dans le récit, et une cohérence externe, c'est-à-dire avec le contexte géopolitique», observe l'ex-juge avec l'œil du sociologue.

Un bout de dialogue permet de mesurer l'écart qui sépare les juges des requérants, assistés d'une traductrice et d'un avocat qui la plupart du temps découvre le dossier. La présidente s'agace, elle ne comprend pas pourquoi le couple n'a pas fait confiance à des fonctionnaires de l'Ofpra croisés dans un camp de réfugiés en Jordanie : «Mais enfin les représentants de l'Ofpra sont dignes de confiance.» Elle pose une égalité : fonctionnaire - honnête - bienveillant qui échappe totalement à ses interlocuteurs. «Mais pourquoi ont-ils menti à l'Ofpra ?» insiste la magistrate en s'adressant à l'avocat. Mentir, dire la vérité… Personne n'a de réponse.

Sans regarder sa montre

Croire à l'incroyable tente d'apporter une explication académique à ce jeu de l'impossible quête de vérité. Vers la fin de l'ouvrage, Laacher écrit une phrase presque désespérante : «Il m'importe peu de dénombrer les vrais que l'on pourrait aisément distinguer des faux réfugiés. J'en suis incapable, et, en réalité, je peux l'affirmer sans risque d'erreur, personne ne le sait.»

On est là au cœur de la cour des miracles définie comme un espace dans lequel la vérité du jour disparaît avec la nuit. Smaïn Laacher tente une dernière définition : «Il faut essayer d'être juste, en sachant que ça n'a pas grand sens. Faire semblant que "ça va marcher", en sachant que "ça ne marchera pas", sans regarder sa montre.»