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Chronique «Historiques»

Quand la Cour suprême met la main à la pâte

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La plus haute instance judiciaire des Etats-Unis a donné raison à un pâtissier qui refusait de faire un gâteau pour un mariage gay.
La Cour suprême, aux Etats-Unis. (Photo Gary Cameron. Reuters)
publié le 20 juin 2018 à 19h46
(mis à jour le 20 juin 2018 à 19h51)

Le 4 juin, la Cour suprême a rendu un arrêt très attendu, donnant raison à un pâtissier qui avait refusé de confectionner un gâteau de mariage pour un couple gay, parce que cela heurtait ses convictions chrétiennes évangéliques.

«La Bible dit que le mariage se célèbre entre un homme et une femme, a répété le pâtissier en boucle depuis le début de l'affaire. Je ne peux pas aller contre la Bible.» Au nom du 1er amendement de la Constitution des Etats-Unis d'Amérique, garantissant la liberté religieuse et la liberté d'expression, Jack C. Phillips, propriétaire de Masterpiece Cakeshop, dans la banlieue de Denver, a fait valoir ses droits, en refusant de servir Charlie Craig et David Mullins, qui voulaient commander un gâteau pour leur mariage, en 2017. Le problème, c'est que l'Etat du Colorado, où se déroule l'affaire, a établi des lois antidiscrimination contre les minorités. Si bien que le couple a porté plainte et a gagné devant l'Etat. Mais le pâtissier, encouragé par le soutien affiché de la Maison Blanche, a porté l'affaire devant la Cour suprême. Nous sommes ici en présence d'un conflit juridique très caractéristique de «competing minorities» («minorités concurrentielles») : liberté religieuse contre respect de l'orientation sexuelle - et surtout respect de la loi américaine, qui a entériné le mariage pour tou.te.s au niveau fédéral en 2015.

La Bible ne ratifie pas le mariage gay. Mais la Bible ne ratifie pas plus l’avortement. Ni le divorce. Comme certaines religions ne reconnaissent pas les mariages interraciaux. Je me demande, à ce compte, pourquoi le pâtissier ne fait pas passer un interrogatoire à tous ses clients : «Pratiquez-vous la sodomie avec votre future femme ou toute autre forme de sexualité non procréative telle la fellation ?» «L’avez-vous déjà trompée ?» «Avez-vous eu des enfants hors mariage ?» «Vous arrive-t-il d’avoir des pensées impures ?» Je ne sais pas pourquoi, mais je sens que ce pâtissier risque bien d’atterrir en enfer pour n’être pas allé au bout de ses convictions.

Le pâtissier et son avocate devaient sentir que la foi, pour être un argument de poids aux Etats-Unis, ne suffirait pas. A la liberté de pratiquer sa religion et à la liberté d'expression, ils ont ajouté une autre revendication : la liberté de création. Car le pâtissier est un «artiste». Forcerait-on un écrivain à écrire un livre qui s'élève contre ses convictions profondes ? Obligerait-on un peintre à créer un tableau contraire à ses principes esthétiques ? Bien sûr que non. C'est sa liberté d'artiste que de refuser de couronner sa pièce montée d'un couple de même sexe. CQFD.

Je crois aussi que la cuisine, et la pâtisserie en particulier, sont des arts - destinés à être consommés, c’est-à-dire à disparaître, comme tout art de performance. Mais je ne crois plus du tout, en revanche, au statut de l’artiste comme alibi, dont se servent allégrement, pour se rendre intouchables et se prévaloir d’une impunité miraculeuse, tous les rappeurs misogynes, les rockeurs homicides et les cinéastes pédophiles. Et désormais les pâtissiers homophobes.

Le plus déprimant, dans cette affaire, c'est que celui qui a rendu l'arrêt de la Cour suprême est le juge Kennedy (81 ans). Le juge Kennedy, ça ne dit rien à personne en France. Mais aux Etats-Unis, c'est celui qui, bien que nommé par Ronald Reagan et conservateur, a rendu possible le mariage gay, notamment dans son rôle dans l'arrêt Obergefell v. Hodges. Ses décisions relèvent de ce qu'on appelle «a swing vote» - expression qu'il déteste et réfute : il balance parfois d'un côté, parfois d'un autre - mouvement décisif dans une assemblée de neuf membres seulement.

Cette fois, la décision pâtissière fut de 7, contre 2. Les spécialistes s’accordent tous pour en souligner la portée limitée. Car le juge Kennedy a surtout insisté sur le droit des personnes gays et lesbiennes à être traitées équitablement, sur l’importance des lois antidiscrimination et sur la gravité d’une stigmatisation en fonction de l’orientation sexuelle. Pourquoi le pâtissier a-t-il alors gagné ? Parce que la Commission des droits civils du Colorado, qui avait donné raison au couple dans un premier temps, aurait fait montre d’une hostilité caractérisée envers la religion et aurait dénigré la foi du plaignant. Le juge Kennedy s’est notamment appuyé sur cette déclaration d’un délégué de la Commission : «La liberté de religion a été utilisée pour justifier toutes sortes de discrimination au cours de l’histoire, que ce soit l’esclavage ou l’Holocauste […]. [ce qui est historiquement exact]. C’est un argument rhétorique des plus déplorables que de se servir de la religion pour blesser les autres.» En clair : le pâtissier avait sans doute tort dans le fond, mais il a été agressé dans ses convictions par la Commission.

L'arrêt a beau être limité, le mal est fait symboliquement - avec des conséquences calamiteuses dans l'opinion publique. Il ouvre la voie à d'autres litiges, qui attendent, comme cette fleuriste ayant refusé de livrer des fleurs à un mariage gay ou tout autre restaurateur qui refuserait de servir un couple gay, lesbien, transgenre, etc. Même s'ils ont peu de chances d'aboutir, l'impression donnée par la Cour suprême est dommageable, d'autant que l'arrêt insinue que la critique de la religion est, hiérarchiquement, plus grave que l'homophobie.

Reste à comprendre pourquoi - et c’est ici que l’affaire se corse - les juges Elena Kagan et Stephen Breyer, réputés progressistes, ont voté avec le juge Kennedy. Sans doute pour signifier qu’ils étaient de son côté en ce qui concerne l’hostilité religieuse, en prévision de la décision sur un autre sujet d’importance : le «muslim ban» instauré par Donald Trump. Ainsi va la politique. L’avenir dira donc si le pâtissier, soutenu depuis le début par l’administration Trump, a été, en réalité, instrumentalisé pour défaire l’une des mesures les plus controversées de la présidence américaine actuelle.

Cette chronique est assurée en alternance par Serge Gruzinski, Sophie Wahnich, Johann Chapoutot et Laure Murat.