Menu
Libération
chronique «écritures»

Au nom de quoi un président exige-t-il le respect ?

publié le 22 juin 2018 à 17h06

Lundi dernier, lors de la cérémonie de commémoration de l'appel du 18 juin 1940, Emmanuel Macron a repris un collégien qui l'avait salué d'un «Ça va, Manu ?» certes familier, mais dépourvu d'insolence. «Tu dis : "monsieur le Président."» Nous qui avons connu «Casse-toi, pôv con» et autres sarkonneries, nous trouvons l'apostrophe plutôt gentillette, même précédée des premières mesures de l'Internationale timidement chantonnées. Mais monsieur le Président n'a pas apprécié. «Le jour où tu veux faire la révolution, lui a-t-il expliqué, tu apprends d'abord à avoir un diplôme [sous-texte : si tu passes entre les gouttes de Parcoursup] et à te nourrir toi-même [sous-texte : sans te goberger avec les minima sociaux, s'il te plaît], d'accord ? Et à ce moment-là tu iras donner des leçons aux autres.»

D’accord ? Pas vraiment. Le raisonnement a l’air passablement bancal, qui pose en préalable à toute contestation ce qui en est en général la visée. En effet, si quelques-unes se font en dentelles, le plus souvent les révolutions sont le fait de gens qui n’ont pas de diplômes et qui crèvent de faim. «Vous n’avez qu’à manger de la brioche», aurait sans doute rétorqué Manu, ci-devant Macron, au peuple armé de la Bastille, ayant acheté dans quelque grande école le droit de faire la leçon aux autres. Tant que tu n’as pas les moyens de régler ton chariot de courses chez Lidl, ferme ta gueule. Tu l’ouvriras quand tu pourras te payer un costard. C’est en gros la philosophie ambiante ces temps-ci, en une langue peu châtiée, c’est vrai, mais quand on parle pognon, on va droit au but.

Cette pédagogie, s'il en est, rappelle celle de Marlène Schiappa qui, pour défendre la politique sociale du gouvernement, citait récemment la Première Internationale inspirée de Karl Marx : «L'émancipation des travailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes», avant que son propre père, spécialiste du révolutionnaire Gracchus Babeuf, ayant donc souscrit lui aussi aux conditions requises pour donner des leçons aux autres, ne lui fasse un petit cours de marxisme : «Il s'agit d'une œuvre collective("les travailleurs")et non individuelle(chaque travailleur devant se débrouiller tout seul) ; le but est l'émancipation collective(et non une réussite personnelle - laquelle, au demeurant ?),celle des travailleurs, du prolétariat. On ne peut attendre de salut de personne sauf de l'action organisée, donc consciente». Tout le contraire, par conséquent, de cette vision strictement individualiste de la réussite où chaque être humain semble devoir se muer en start-up de sa propre existence au son de «Marche ou crève» entonné par un leader au charisme de dingue. Marlène et Manu n'ont-ils pas bu la révolution au même tonneau de piquette ? Ils nous expliquent la vie, mais étaient-ils si bons que ça en philo ?

A propos de philo, et puisqu'il est toujours mieux d'avoir étudié, c'est certain, jetons un coup d'œil du côté des sujets de bac. Les élèves de 1re ES ont eu à plancher sur un texte de Durkheim qui analysait la notion de respect et cette «autorité morale» que nous reconnaissons à une personne douée d'une «énergie psychique d'un certain genre». «Le respect, écrit Durkheim, est l'émotion que nous éprouvons quand nous sentons cette pression intérieure et toute spirituelle se produire en nous.» Cette émotion, il est normal qu'un chef d'Etat souhaite l'inspirer à tous. Mais que respectons-nous quand nous disons «monsieur le Président» ? Un homme, une pensée, une action, ou bien seulement des convenances, les usages de la politesse ? Sommes-nous saisis de cette émotion envers celui qui empêche l'Aquarius d'accoster au port d'Ajaccio pourtant ouvert ? Sommes-nous respectueux de celui qui ne respecte pas les droits les plus élémentaires et qui, nous représentant tous, nous Français, vient d'être épinglé par la Commission nationale des droits de l'homme pour non-respect des procédures d'asile et privation de liberté des migrants dans des lieux indignes ? Manu militari. Et si nous rencontrions Donald Trump, lui dirions-nous «Mister President» ? Lui dirions-nous même «Hi, Donald !» ? Il a ordonné que des enfants soient dans des cages, séparés de leurs parents, et il faudrait être respectueux ? Le respect ne se commande pas. Fuck you, Trump. Qu'est-ce que le respect qui n'est pas réciproque ? Mesurée à cette aune, «ça va, Manu ?» est d'une extrême bienveillance. Il se pourrait qu'un jour, face à la jeunesse du pays, le président Macron ait la nostalgie d'une telle gentillesse.

Cette chronique est assurée en alternance par Thomas Clerc, Camille Laurens, Tania de Montaigne et Sylvain Prudhomme.