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Histoire

1848-2018, à la recherche des barricades oubliées

Paris, une histoire populairedossier
Retour sur l’insurrection ouvrière de juin 1848 dans la capitale, en partant de daguerréotypes pris dans la rue du Faubourg-du-Temple : en élargissant la focale, on retrouve un quartier, ses habitants, une ambiance. Le chercheur Olivier Ihl avait identifié le photographe et le lieu de la prise de vue, «Libé» a refait le cliché 170 ans plus tard. Que reste-t-il du Paris populaire et de ces journées écrasées dans le sang ?
publié le 25 juin 2018 à 19h06

Juin 2018. Un matin comme les autres rue du Faubourg-du-Temple. Au Bar du théâtre, Bashung braille dans les enceintes. «Faut savoir dire stop !» On boit des expressos, du blanc et des pintes. Un jeune homme chante, son pote dort sur le comptoir. Guy, retraité «de la presse», fume sa clope, parle des ouvriers qui habitent encore le quartier, s'inquiète pour les nouvelles générations : «Je les plains avec ce gouvernement…» Beaucoup de tags sur les murs, d'affiches, Gloria Gaynor côtoie La France insoumise, Clément Méric, des collectifs de soutien aux migrants. Au loin la cloche d'un bus et les pigeons s'excitent, la route qui ronronne sous les pneus des camionnettes de livraison. «On m'attend au boulot», une femme presse le pas, un balayeur prend sa pause, des mondes se croisent. Houcine, tablier rouge, prépare les morceaux de viande sur son étal. «Boucherie Pivert, comme l'oiseau… et le passage.» Passage Piver, entre les n°92 et 94 : des noms traversent les siècles discrètement. A cet endroit précis, il y a cent soixante-dix ans, un certain «Thibault» a pris trois photos qui resteront dans l'histoire.

La blanchisseuse a disparu

Juin 1848. Un matin pas comme les autres rue du Faubourg-du-Temple. Depuis le grenier de la maison du n°92, propriété du jardinier-maraîcher Jean-Pierre Piver, Thibault prépare son étrange machine. Il s'apprête à fixer l'image du quartier sur des plaques de cuivre recouvertes d'argent (daguerréotypes). La capitale est à feu et à sang. Les ouvriers parisiens se révoltent contre la toute jeune Seconde République, née après la révolution de février et la chute du roi Louis-Philippe. Le régime avait soulevé tant d'espoirs, tant d'idées nouvelles : c'est l'époque des socialismes «utopiques», des systèmes en tout genre, des clubs foisonnants, des abolitions de l'esclavage et de la peine de mort en matière politique. Les journaux s'arrachent, les prêtres bénissent des arbres de la liberté. La Commission du Luxembourg devait mettre en application le «droit au travail», mais après la défaite des socialistes aux élections à la Constituante, en avril (au suffrage universel masculin) et surtout la dissolution des Ateliers nationaux (censés garantir l'emploi pour tous), le prolétariat prend les armes. Pas question de se faire confisquer la révolution.

Ce dimanche 25 juin, Thibault utilise deux fois son appareil, entre 7 et 8 heures environ. On distingue trois barricades. Reflets dans les flaques d'eau, portions dépavées de la chaussée… les détails sont infinis. Le premier amas de pierres, au niveau de la rue Saint-Maur «est monté de part et d'autre d'une charrette à bras maintenue par des poutres d'étai, des échelles maraîchères et un châssis de fenêtre. Un drapeau surmonte ce retranchement, planté dans l'essieu d'une roue. On saura avec les dépositions devant le Conseil de guerre qu'il portait l'inscription "République démocratique et sociale"», explique dans son livre le sociologue de l'histoire Olivier Ihl, auteur d'une passionnante enquête sur ces daguerréotypes (1). Entre les deux images, on peut jouer au jeu des différences. Sur l'exemplaire conservé au musée Carnavalet, à l'ancien n°97, à droite, une femme apparaît à la fenêtre. Bonnet blanc, gilet sombre, elle semble observer le photographe. C'est une jeune lingère, Pauline Pompon. Le chercheur a retrouvé sa trace grâce aux archives du sommier foncier (qui récapitule les informations essentielles sur toutes les mutations foncières intervenues à Paris). Elle habite seule, dans un studio de 25 mètres carrés. Sur le cliché du musée d'Orsay, la fenêtre est toujours ouverte, mais la blanchisseuse a disparu. Devant la première barricade, on distingue un homme de dos. Peut-être un leader venu au petit matin vérifier la solidité de la construction.

La première série photographique d’actualité

Le 26 juin, au lever du jour, Thibault prend une troisième photo, juste après le second assaut des troupes du général Lamoricière (un autre a déjà eu lieu le 23, au premier jour de la révolte). Sur cette image, elle aussi conservée au musée d'Orsay, la rue est balayée, on distingue des soldats, des boutiquiers, des canons, quelques fraternisations. Objets d'une valeur historique exceptionnelle, ces daguerréotypes sont les premiers clichés montrant une insurrection et des barricades complètes. Ils constituent surtout la première série photographique d'actualité, rendant compte de l'événement de manière chronologique, avant et après l'attaque. Deux d'entre eux seront d'ailleurs publiés sous forme de gravures, en juillet, dans le journal l'Illustration, tiré à des dizaines de milliers d'exemplaires.

Le faubourg du Temple en 1848, c'est le croisement des luttes et des labeurs, bastion rouge composite et mouvant qui vit les transformations du siècle. «Par certains aspects, la rue est assez proche de celle que l'on connaît aujourd'hui. C'est un endroit populaire où se mêlent des gens venus de loin, explique Olivier Ihl à Libération. De différentes régions, mais aussi un peu de l'étranger, notamment des premiers Polonais, des juifs immigrants. Les conditions de vie sont difficiles. Chaque immeuble contient parfois jusqu'à 80 personnes. Les logements sont petits, très nombreux. Il y a également beaucoup d'ouvriers qui viennent du cœur de Paris, qui fuient les loyers trop élevés.» Certains bourgeois ont peur de ce quartier, d'autres viennent passer du bon temps dans les estaminets, faire la fête, boire, manger, fréquenter des prostituées. Ici, la ville se confond encore avec la campagne. Mécaniciens, rémouleurs, cordonniers, serruriers et forgerons se mêlent à des «professions qui sont encore dans la pluri-activité : une partie de leur travail est tournée vers l'exploitation de petites parcelles de terre. Il y a d'anciens marécages asséchés où l'on fait pousser des poireaux, des tomates, des melons…»

La République a tiré sur ses ouvriers

Olivier Ihl a non seulement découvert l'emplacement exact de la prise de vue, mais a aussi démasqué le photographe, jusqu'à nos jours connu uniquement sous le nom de «Thibault». En partant d'un poinçon sur les plaques, il est remonté jusqu'au fabricant, Pierre-Ambroise Richebourg. Dans son entourage proche gravite un dénommé Charles-François Thibault, né en 1801, passionné d'expérimentations. «Il s'agit d'un groupe de républicains, socialisants ou socialistes, même si les choses bougeront pour certains d'entre eux, qui ont une formation d'ingénieur et qui travaillent sur les "mystères de l'héliographie".»

Autre surprise : en juin 1848, dans la maison du n°92, qui correspond parfaitement à l'endroit d'où ont été prises les photos, Jean-Pierre Piver loge, depuis au moins un an… Charles-François Thibault. «Je fournis aussi des éléments qui montrent, y compris avec la succession de Piver, le fait que dans le salon de ce dernier il y avait deux daguerréotypes accrochés au mur.» Thibault a donc photographié sa rue, un lieu familier. Peut-être Pauline Pompon l'avait-elle reconnu, lorsque leurs regards se sont croisés ce matin-là, quelques heures avant la charge des forces de l'ordre.

Les journées de juin 1848, d'une violence inouïe, ont profondément traumatisé et changé la société française. Les combats feront des milliers de morts. Probablement plusieurs centaines dans la rue du Faubourg-du-Temple. Pour la première fois, la République a tiré sur ses ouvriers, majoritaires sur les barricades. Guerre de classes ? «On peut le dire a posteriori, explique l'historien Maurizio Gribaudi à Libération (2), mais à cet instant, les ouvriers, eux, ne se pensaient pas en tant que "classe". Ils réfléchissaient plutôt en termes de "fraternité". Tout ce que qu'ils ont essayé de dire et de faire dans les années 1830-1840, c'est se revendiquer patrons d'eux-mêmes, en quelque sorte. Ils pensaient à une démocratie fondée sur l'association, car ils se reconnaissaient comme travailleurs qualifiés, et pensaient qu'ils étaient capables de construire un modèle économique viable, opposé à l'économie libérale et qu'il fallait fonder une république non pas basée sur un gouvernement centralisé, mais sur des espaces locaux. Les ouvriers ont développé une théorie du monde social qui ensuite, paradoxalement, a été intégrée par des penseurs comme Pierre-Joseph Proudhon, Louis Blanc et d'autres.»

Remonter le temps

Un siècle et demi plus tard, au moment où tout le monde célèbre 1968, l’amnésie collective est totale, mais dans la rue du Faubourg-du-Temple, les ombres des massacres de 1848 planent toujours. Lundi 25 juin, on aimerait remonter le temps et reproduire la même prise de vue. Impossible de retrouver le point exact, la maison de l’époque ayant été démolie, mais on peut s’en rapprocher au maximum.

Tout au bord du toit du n°94, on reconnaît quelques façades, des cheminées, le vide laissé par la destruction du bâtiment où l'on pouvait lire «ateliers à louer», le petit immeuble au croisement de la rue Saint-Maur, à gauche. On pense à Charles-François Thibault, on cherche le regard de Pauline Pompon, on fixe les barricades disparues. Sur le sol, toujours des pavés.

(1) La Barricade renversée, histoire d'une photographie, Paris 1848, Editions du Croquant, 2016.

(2) Paris, ville ouvrière, 1789-1848, la Découverte, 2014 et 1848, la Révolution oubliée (avec Michèle Riot-Sarcey), la Découverte, 2009.

Merci à Annie Barel pour son aide précieuse.