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Chronique «Economiques»

Qui est le gratin et qui sont les nouilles ?

Un travail récent de Thomas Piketty permet d’en savoir un peu plus sur ce qu’il convient désormais d’appeler la politique du gratin de nouilles. Ou comment la droite a perdu l’élite éduquée et la gauche a perdu les ouvriers et les pauvres.
Jean-Louis Borloo le 26 avril 2018, jour de la remise du rapport sur le plan d'action pour les banlieues. (Photo Denis Allard pour Libération)
publié le 2 juillet 2018 à 19h06
(mis à jour le 2 juillet 2018 à 19h10)

«Faut faire attention à ce que notre pays ne se retrouve pas dans la situation désagréable où le gratin se sépare des nouilles.» Il faut reconnaître à Jean-Louis Borloo le sens de la formule. L'injustice des inégalités, le phénomène gagnants-perdants d'un modèle économique sont assez bien incarnés dans ce bon vieux plat régressif du dimanche soir. Encore faut-il savoir de quel gratin et de quelles nouilles on parle… Qu'on le veuille ou non, tout change Jean-Louis, même le gratin de nouilles ! Qui est le gratin, qui sont les nouilles ?

Un travail récent de Thomas Piketty permet d’en savoir un peu plus sur ce qu’il convient désormais d’appeler la politique du gratin de nouilles. L’économiste a rassemblé des données électorales françaises, américaines et anglaises de 1948 à aujourd’hui pour documenter l’évolution des clivages politiques (1). Ces données lui permettent de répondre aux questions suivantes : qui votait à droite et qui votait à gauche dans les années 50 ? Et comment le profil des électeurs a évolué en soixante-dix ans ? Ces données couvrent presque toutes les élections présidentielles et législatives des trois pays et renseignent sur le profil sociologique des votants.

Les évolutions sont très semblables entre les trois pays. Concentrons-nous sur la France. Dans les années 50, en France, l’électeur de gauche est en majorité non diplômé. Comme il y avait et il y a toujours une corrélation entre revenu et éducation, on retrouve un clivage politique par revenu mais de façon beaucoup moins marquée que pour l’éducation : il faut gagner vraiment beaucoup d’argent pour clairement préférer les partis de droite (5 % des plus hauts revenus). C’est plutôt sur le patrimoine que ça se joue : plus vous avez de résidences secondaires et d’argent sur votre compte, plus vous votez clairement à droite. On peut ajouter que les femmes des années 50 votent plus à droite que les hommes, mais que cela s’explique entièrement par le fait qu’elles sont aussi plus catholiques. Enfin, l’hostilité à l’immigration est un sentiment bien plus partagé chez l’électeur de droite que de gauche. Au total, dans les années 50, l’élite est très éduquée et propriétaire, elle vote à droite et les nouilles votent à gauche.

A quoi ressemble le gratin de nouilles en 2017 ? Le clivage sur les revenus est assez stable tandis que les femmes votent désormais comme les hommes à 50-50 entre la gauche et la droite. Mais un renversement étonnant apparaît sur l’éducation : on trouve désormais chez les électeurs de gauche une majorité de diplômés de l’enseignement supérieur. De ce fait, l’électeur de gauche est un peu plus de riche que dans les années 50, mais il est surtout beaucoup plus diplômé. La gauche a perdu les ouvriers et les plus pauvres, on le savait déjà ; la droite a perdu l’élite éduquée, au profit de la gauche, on en était peut-être moins conscients. Cela signifie donc que le gratin est désormais représenté par des partis politiques traditionnels qui se sont petit à petit détachés des nouilles…

Les chiffres rassemblés par Piketty font clairement apparaître l’émergence d’un système politique «multi-élites» où chaque coalition de droite ou de gauche en alternance au pouvoir reflète les opinions et intérêts d’une élite différente : l’élite intellectuelle contre l’élite des affaires. Aussi, la montée du populisme pourrait bien prendre racine dans cette évolution. La place est en effet désormais vacante pour des partis politiques représentant les intérêts de la non-élite et clivés davantage sur des valeurs : par exemple, les internationalistes, pro-immigrés et les nativistes anti-immigrés.

Thomas Piketty poursuit ainsi son travail de fond. Etant donné l’accroissement des inégalités depuis les années 80 dans la plupart des régions du monde, il s’interroge : pourquoi est-ce qu’on n’observe pas une demande politique forte pour les réduire ? Pourquoi ne voit-on pas ressurgir un système politique de classes basé sur les revenus ? Le bon vieux système riches contre pauvres. Parce que progressivement, les coalitions au gouvernement se sont partagé le gratin, l’élite intellectuelle d’une part, l’élite des affaires de l’autre. Progressivement le gratin de nouilles ne s’est plus tenu. Le clivage politique traditionnel n’est plus une lutte des classes. Une offre politique alternative a émergé. Et en novembre 2016, l’Amérique nous a montré ce que cela donnait quand la partie des nouilles raciste et ignorante se déplaçait aux urnes.

(1) Brahmin Left vs Merchant Right : Rising Inequality and the Changing Structure of Political Conflict

(Evidence from France, Britain and the US, 1948-2017) : http://piketty.pse.ens.fr/files/Piketty2018.pdf

Cette chronique est assurée en alternance par Pierre-Yves Geoffard, Anne-Laure Delatte, Bruno Amable et Ioana Marinescu.