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Blog «Humeurs noires»

Jack Lang : "On accorde trop peu de place aux nouveaux talents " 1/2

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Précurseur de tendances, l'actuel président de l'Institut du monde arabe témoigne de la prise en charge de la culture hip hop par les pouvoirs publics, depuis le début des années 80.
Jack Lang à l'Institut du monde arabe - AFP
publié le 3 juillet 2018 à 6h58
(mis à jour le 22 décembre 2019 à 0h19)

Michel Bampély : Avec Bruno Lion, votre chargé de mission pour le rock et la chanson, en liaison avec les maires des villes et les associations, vous avez multiplié les lieux de répétions, les espaces où les jeunes pouvaient se retrouver et créer du lien social dans les quartiers. Peut-on dire qu'en France le hip hop que vous avez soutenu, porte depuis le début des années 80 des valeurs socialistes ? Et si oui, quelles sont ces valeurs ?

Jack Lang : Valeurs socialistes, valeurs humaines déjà. Valeurs socialistes, je n'oserai pas. Valeurs d'échange, de rencontre, de convivialité, valeurs de dignité, valeurs d'élévation de l'esprit. C'étaient ça les valeurs socialistes, finalement. Comme vous le savez et c'est mon tempérament depuis toujours, je m'intéresse aux choses qui vont de l'avant. Et ce depuis que je suis tout petit. Le hip hop ça paraît banal, c'est entré dans les mœurs. Mais à l'époque quand j'étais ministre aussi bien le steet art, que le break dance, le rap et lorsque j'ai soutenu d'autres formes de musique comme le rock, le raï ou plus tard la musique techno, il y avait des clans conservateurs. En même temps j'aime la polémique, ça crée de la vie et du mouvement. Avec conviction, j'ai soutenu des groupes, des initiatives. Le hip hop est une expression du désir de vie et de culture.

Michel Bampély : Vous étiez une personnalité très en avance sur le monde politique, les milieux culturels et sur la société médiatique. Pouvez-vous me dire comment votre prise en charge des cultures populaires a été reçue par votre majorité ?

Jack Lang : Ils avaient peut être tort mais ils m'accordaient sur ce plan plutôt confiance. Peut-être qu'au fond d'eux-mêmes certains étaient réticents. Quand au président de la République, il était toujours à mes côtés.

Michel Bampély : Afrika Bambaataa crée aux Etats-Unis à la fin des années 70 la Zulu Nation, une organisation pacifiste réunissant des expressions artistiques comme la danse, le rap, le djing et le graffiti. On trouvait en France dans les quartiers, des populations issues du prolétariat, de l’immigration intra et extra-européenne éloignées de la culture et de l’emploi, susceptibles de s’émeuter. Aviez-vous déjà perçu dans la culture hip hop, le projet politique qui consistait à pacifier les quartiers prioritaires ?

Jack Lang : Le dire ainsi ce serait donner le sentiment que j'aurais conçu cette action par calcul politique.

Michel Bampély : Ce n’est pas l’idée…

Jack Lang : Je sais bien que ce n'est pas votre idée. Mais ce qui m'intéresse toujours, hier, après-demain, demain, c'est la vie, le mouvement, la création mais aussi le respect entre les gens. La musique en général, le hip hop peut contribuer à pacifier, à créer des rapports plus respectueux.

Michel Bampély : Je vous dis cela parce qu’Afrika Bambaataa avait un projet politique sous-jacent au mouvement hip hop

Jack Lang : Oui je sais, mais mon projet politique était que ces quartiers puissent avoir un véritable droit à l'art, à la culture, à la rencontre. Je le pense toujours même si ce que nous avons fait est imparfait. Ce que nous avons fait parfois a été défait. On avait à ce moment-là engagé avec des maires des actions de profondeur. Créations de bibliothèques, de centres d'art, de conservatoires d'art et de musique, de lieux de concerts. Nous avions créé ce qu'on appelle des cafés-musiques. C'était encore imparfait mais il y avait un élan.

Michel Bampély : La critique du tandem Mitterrand-Lang trouvait sa justification dans ce que vos contempteurs nommaient le « relativisme culturel » craignant la disparation de la culture dite légitime au profit du « tout culturel ». De plus, certains intellectuels, avec Alain Finkielkraut en figure de proue, défendent toujours une hiérarchie de la culture en dénonçant le multiculturalisme dans une société soumise aux industries du divertissement, où toutes les cultures se valent. Que leur répondez-vous aujourd’hui ?

Jack Lang : Certains sont de bonne foi et expriment leur profonde pensée. Ce n'est pas la mienne mais je la respecte. Finkielkraut est un homme intelligent même si je ne partage pas ses visions, je les respecte. En même temps cette idée de hiérarchie est un sujet complexe car son attitude (et celles d'autres) est avant tout polémique. Dans leur procès, ce sont des intellectuels mais ils vont manquer singulièrement de rigueur. La question est où commence et finit l'art ? On m'a reproché, et ce sont les mêmes, d'avoir ouvert la Cour carrée du Louvre à des événements liés à la mode. Ils disaient : « Monsieur Lang mélange tout, la haute culture et la culture de la mode ». Je leur disais : « Entrez dans le musée du Louvre ! Quand vous allez visiter le département d'antiquité grecque et romaine, vous êtes choqués lorsqu'on représente des fibules, des bijoux, des coiffures qui avec le temps rivalisent avec celles de Dior ? » Tout ça est absurde. Autour de l'art noble, il peut y avoir de la médiocrité, dans le hip hop il y a du bon et du mauvais. Dans La défaite de la pensée, Finkielkraut disait qu'on mettait sur le même plan une botte de Dior et une symphonie de Mozart. Je pense qu'avec le temps il a dû mesurer le ridicule de cette observation.

Michel Bampély : Comment expliquez-vous au bout de quarante ans, la quasi absence de la communauté afro-antillaise, pourtant à l’origine du hip hop français, à la tête des organigrammes des grands organismes publics et privés du monde culturel ?

Jack Lang : Il faudrait nuancer et analyser les choses. Je suis un optimiste inoxydable, indécrottable. Chaque fois que quelque chose avance je l'empoche, si j'ose dire, et je me dis que mon combat avance. Ce qui me frappe aujourd'hui c'est que dans l'art, la médecine, la culture ici où là, des gens d'origine afro-antillaise sont de plus en plus nombreux, même dans les images publicitaires.

Michel Bampély : On peut vous rendre hommage pour votre dimension historique, créative, intellectuelle, pour cette diversité artistique et culturelle que vous avez apportée, mais là je vous parle des organigrammes des principaux organismes culturels français...

Jack Lang : Ça s'est féminisé, je n'oserais pas dire sur des femelles blanches pour ne pas paraître misogyne en disant cela. Cela confirme ce que vous dites. Il faudrait peut-être donner quelques exemples contraires. Mais bon le pouvoir, tout pouvoir résiste. Et le pouvoir des mâles, des mâles blancs comme dirait Monsieur le Président, c'est une longue bataille. Ils se renouvellent lentement. Ils tiennent les rênes parfois jusqu'à 65-75 ans, c'est regrettable. Les ministres de la Culture récentes, des femmes ont souvent réclamé qu'on les sollicite davantage pour diriger des télévisions, des théâtres ou des musées. Il faudrait accomplir le même travail pour permettre à des gens très doués, pour reprendre votre expression, à des afro-antillais d'y accéder. Et ils apporteraient sûrement une autre saveur, une autre sensibilité.

Michel Bampély : François Mitterrand déclarait : « Je suis le dernier des grands présidents, après moi il n’y aura que des financiers et des comptables».

Jack Lang : Il a vraiment dit ça ?

Michel Bampély : Il a vraiment dit ça (dans ses confidences tirées de l'ouvrage de Georges-Marc Benamou «Mitterrand : Dites-leur que je ne suis pas le diable.») Peut-on dire qu'au fil du temps que les ministres de la Culture sont devenus des financiers et des comptables ?

Jack Lang : On ne peut pas dire que ce soient des financiers et des comptables. C'est toujours très délicat pour moi de donner une opinion sur mes successeurs. Il y a eu quelques personnes brillantes. Dans ce domaine, on ne peut pas parler de miracle mais d'heureuses rencontres. Il faut laisser à la vie sa part d'imprévu, d'inattendu. Tout n'est pas déterminé à l'avance même s'il y a un déterminisme social. Des rencontres d'hommes, de femmes. Un artiste par exemple, sa vie est parsemée de hasards. Le livre de Paul Auster évoque quatre histoires vécues par un même personnage mais qui sont très différentes en fonction des rencontres, différentes en fonction de ce que son personnage accomplit. Des situations vivantes, brillantes et drôles.

La chance que j’ai eu c’est d’avoir rencontré François Mitterrand. La chance que nous avons eu c’est que l’un a été élu président et l’autre nommé ministre, deux personnes passionnées de culture, décidées à opérer un changement profond et de faire de la culture le cœur de la société. Deux personnes qui se sont connues, qui se sont estimées, qui se sont même aimées d’amitié. Notre complicité, le duo que nous avons formé, le tandem était évidemment… ce n’est pas moi seulement en tant que ministre de la Culture.

Michel Bampély : Avec André Malraux, vous êtes encore considérés par vos pairs comme les « grands » ministres de la Culture de la Ve République...

Jack Lang : Oui il y a eu également cette rencontre. De Gaulle avait une grande admiration pour l'écrivain Malraux et avait le désir de le placer à ses côtés. La différence avec François Mitterrand plus tard est que De Gaulle n'avait pas une idée précise de ce que pourrait être une politique des arts. C'est venu en chemin mais ce fut très brillant.

Michel Bampély : Vous êtes issu d’une famille aisée, vous avez baigné dans une culture savante. Comment expliquez-vous votre attrait pour les cultures opprimées ?

Jack Lang : Vous avez raison, on est marqué par son origine sociale. Et les origines sociales font que l'on est ignorant, ignorant de la façon de vivre des autres. Quand je suis devenu ministre de la Culture, je me suis dit tous les jours : « Ouvre grand tes yeux et tes oreilles, apprends à connaître, à découvrir, à te déplacer, à rencontrer». Les gens dont nous parlions, je les ai soutenus, je ne les connaissais pas avant. C'était une découverte, chemin faisant, invité par des amis dans telle ou telle commune de banlieue. J'ai beaucoup de défauts mais j'aime découvrir. J'aime connaître, comprendre et du coup les préventions tombent assez facilement.

Mon vrai métier c’est d’être professeur et ce métier je l’aime parce que c’est un métier de la découverte des autres, et à travers cette découverte des autres, une découverte de soi-même. J’ai convaincu à l’époque les télévisions de s’ouvrir à des arts qui n’étaient pas présents. Sans changement de statut, j’avais encouragé la présence du jazz, qui avait quand même été déjà initiée par Jean-Christophe Averty, la présence du rock en soutenant Philippe Manœuvre et son émission régulière. Sydney, vous imaginez en 1984 sur TF1 ? Une émission de hip hop ? Je n’ai pas donné ordre mais je leur ai dit que c’est un art d’aujourd’hui, un art nouveau, un art puissant. Accordez-lui un créneau. Aujourd’hui la part de la culture dans les télévisions est devenue peau de chagrin. Il y a encore France Inter, les grandes radios. On accorde trop peu de place aux nouveaux talents. Les grands journaux télévisés n’ont plus d’espace pour les expositions sauf lorsqu’elles sont soutenues par de très hauts personnages.