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Libération
Chronique «La cité des livres»

La France de l’ouverture

Chronique «La cité des livres»dossier
A rebours des clichés dépeignant une nation repliée sur elle-même, une étude mondiale et un essai décrivent un pays bien plus tolérant qu’il n’y paraît.
Conférence de presse du préfet de la Drôme, Eric Spitz, après l'arrivée à Allex d'un groupe de migrants en provenance de Calais, en septembre 2016. (Photo Patrick Gardin. Wostok press. Maxppp)
publié le 3 juillet 2018 à 17h46
(mis à jour le 3 juillet 2018 à 20h27)

Sommes-nous voués à l’intolérance ? La «politique de l’identité», qui gangrène la droite et la gauche, va-t-elle l’emporter sur la scène publique, jetant les communautés les unes contre les autres ? Les opinions, obsédées par la question des racines et des différences, vont-elles abandonner les principes communs pour se complaire dans la défense agressive de leur culture particulière ? On pourrait le croire en observant la montée inexorable des fièvres identitaires. Pourtant deux documents publiés ces temps-ci - très différents - viennent contredire cette tendance qui paraît irrésistible. Ils montrent qu’en France, en tout cas, le parti de la tolérance et de l’accueil n’a pas perdu d’avance.

Le premier est une étude réalisée à l'échelle mondiale par l'institut Ipsos (1), qui sonde régulièrement l'opinion des principaux pays de la planète. Conduite sur Internet, elle porte sur un échantillon de quelque 20 000 personnes interrogées dans 20 pays différents. Elle mesure à chaque fois le degré de tolérance à l'égard des minorités à travers une question simple : «Considérez-vous que tel ou tel citoyen à l'identité particulière (adepte d'une religion, athée, fils d'immigré, naturalisé, membre d'une minorité sexuelle…) fait, à l'égal des autres, partie intégrante de la communauté nationale ?» Première constatation : la France, pays à la réputation cocardière, qu'on juge souvent très attachée - jusqu'à la caricature - à l'assimilation des citoyens dans une tradition d'étroit républicanisme, rétive au «multiculturalisme» que dénonce régulièrement une partie de la classe politique, se classe la plupart du temps en tête des pays européens les plus tolérants envers les minorités (indice de tolérance tournant autour de 70 %, parfois plus). Elle est seulement surpassée par des pays d'immigration, les Etats-Unis et le Canada, l'Australie ou l'Argentine, ce qui tend à montrer que l'habitude de la différence crée la tolérance. A l'inverse, parmi les pays les plus intolérants (avec des chiffres inférieurs à 20 %), on trouve souvent le Japon, les pays de l'Est, comme la Hongrie ou la Pologne, ou encore l'Arabie Saoudite envers les non-musulmans (chrétiens ou athées), pays nettement plus homogènes. Il est vrai qu'en dépit de ce que croient beaucoup de Français, la France est également un pays d'immigration, en tout cas, depuis le milieu du XIXe siècle.

L’indice de tolérance le plus bas émanant des Français concerne - on ne s’en étonnera guère quand on sait la place que tient l’islam dans le débat public - les musulmans, où le pourcentage d’acceptation tombe à 53 %. Mais il reste nettement majoritaire - et supérieur à celui de la plupart des pays étudiés - puisque le pourcentage symétrique d’intolérance à l’égard des musulmans est en France de 27 %. La France, aussi bien, est le pays du monde où la tolérance envers les athées est la plus forte. Celle-ci est la plus basse au Japon et en Arabie Saoudite.

Politique de l’identité ? Pas seulement : un des tableaux attire l’attention. Il porte sur la tolérance envers les étrangers naturalisés. On s’aperçoit que l’indice varie nettement selon que la personne naturalisée occupe ou non un emploi (parfois de plus de 20 points). Ainsi est mis en exergue le rôle intégrateur de l’emploi : on tiendra en moyenne une personne qui travaille comme plus proche, plus «nationale», qu’une autre jouissant du même statut juridique mais exclue du monde du travail. Où le social vient corriger l’identitaire…

Le deuxième document est d’un genre très différent. Il est, en quelque sorte, le corollaire du premier, prenant le même problème, non plus à travers le prisme de l’opinion nationale, mais par la multiplication des exemples qui finissent par faire système. Avec plusieurs partenaires, Emmaüs, le Fonds de dotation Agnès b., le Secours catholique, Jean-François Corty recense, de manière vivante, un échantillon des mille et une initiatives prises en France depuis quelques années en faveur des migrants et des réfugiés.

Les uns lancent, avec succès, un concours sur YouTube pour venir en aide aux occupants d'un camp parisien ; les habitants de la vallée de la Roya accueillent les Syriens ou les Afghans qui entreprennent de franchir les Alpes ; des universitaires intègrent des migrants à leurs programmes de cours ; des élèves de l'Ecole normale supérieure créent Migrens pour accueillir au sein de leur institution ; des maires se mobilisent pour faciliter la répartition des réfugiés de Calais en France, etc. Au fil des pages, on voit s'incarner la tolérance française mesurée par Ipsos à travers l'action de Français de tous milieux, de toutes opinions, militants chevronnés ou bénévoles soudain mobilisés, qui font mentir l'image d'un peuple unanimement «replié», «fermé» ou «frileux». Il existe en France un terreau, des courants, une mentalité favorables à l'accueil, sans rigidité idéologique ni irénisme du type «No Border». La question n'est pas leur existence mais leur traduction politique, qui suppose un discours d'ouverture réaliste : non pas abolir les frontières mais réguler l'immigration de manière humaine, en prenant simplement au sérieux la devise républicaine.

(1) Nicolas Boyon, «The Inclusiveness of Nationalities», Ipsos Editions.