Michel Bampély : Votre politique culturelle renvoie à la forte mobilisation des représentants des ministères, des universitaires et du monde associatif qui ont œuvré à la légitimation des cultures urbaines. Comment, alors que vous étiez un membre du gouvernement de la droite républicaine, expliquez-vous que leur prise en charge soit depuis les années 80 attribuée à la gauche ?
Renaud Donnedieu de Vabres : Je pense que François Mitterand avec son ministre de la Culture Jack Lang a donné à la suite de ce qu'avait fait Malraux, un nouvel élan à la politique culturelle de notre pays, pas uniquement par les formes budgétaires mais par de nombreuses initiatives. François Mitterand était un homme de lettres, un homme très cultivé et un homme pour lequel l'histoire avait beaucoup d'importance. Et au fond ce qu'il ne faut jamais oublier dans la grande tradition française, c'est que normalement notre politique étrangère va de pair avec la stratégie culturelle. Cela veut dire que les valeurs de la culture qui sont celles du respect, de l'égalité, sont incarnées également par notre stratégie diplomatique, notamment quand il y a des conflits dans certains nombres de parties du monde. Il y a eu cet élément déterminant dans les années 80, qui est donc nettement après 68 mais en fait issu quand même encore de la période de 68, toute cette période a été marquée par la gauche au pouvoir avec l'élection de François Mitterand en 1981. Peut-être que si en 1981 avait été élu un président de droite, il aurait lui-même porté ces évolutions.
Un gouvernement c’est un orchestre symphonique, il y a la partition jouée par le ministre de la Justice, par le ministre de l’Intérieur, qui sont les partitions du droit, de l’ordre et de la sécurité et puis il doit y avoir la partition du ministre de la Culture qui est celle de la diversité. À partir du moment où il y a eu ces violences et tensions, moi j’étais bien sûr au cœur des mêlées, j’essayais de comprendre et je me suis dit qu’il fallait qu’on trouve un symbole. Et c’est comme ça que m’est venue l’idée d’organiser tout un grand weekend au Grand Palais.
Michel Bampély : Vous êtes justement l’orchestrateur du festival Rue au Grand Palais qui a réuni en 2006 et en 3 jours plus de 45000 personnes. Comment ce projet a été reçu par votre famille politique ?
Renaud Donnedieu de Vabres : J'avais le soutien du président de la République. J'avais une feuille de route globalement avec lui, je le voyais relativement régulièrement. Je n'oubliais pas que c'est lui qui dirigeait les choses, qui prenait les grandes décisions. On avait une vraie marge de manœuvre. et quand j'ai proposé cet événement à l'Élysée, il a tout de suite été bien perçu.
Effectivement au début, lors du lancement du projet, j’avais aussi bien des critiques de droite que de gauche. Celle de la droite la plus conservatrice était de se demander pourquoi on ouvre un lieu de patrimoine à ces jeunes voyous de la banlieue. Et pour la gauche c’était «qu’est-ce que cet homme de droite vient se déguiser pour donner le sentiment que sa majorité est tolérante». Je caricature mais dans certains esprits c’était un peu comme ça. Et moi je voulais que ce soit un symbole. Je savais que c’était compliqué, je savais que c’était un peu risqué. J’ai vraiment passé les trois nuits et les trois jours directement au Grand Palais parce qu’il pouvait toujours y avoir des provocations, il pouvait toujours y avoir des tensions et s’il y avait eu le début d’un incident, j’aurai été moi-même le médiateur au cœur de la mêlée. Ça a été un moment symbolique très fort. Les artistes, tous les jeunes qui se sont produits à ce moment-là, on fait preuve d’un immense esprit de responsabilité.
Je me souviens encore d’un jeune qui me reconnaît et qui commence à dire tout à fait sympathiquement d’ailleurs : « hé c’est le ministre ! c’est le ministre ! » Je lui ai dit : « calme-toi, c’est pas la peine d’en rajouter ». Et il dit « elle est où l’arnaque ? elle est où l’arnaque ? Je lui demande : « quelle arnaque ? ». Il me répond : t’es un mec de droite et c’est toi qui nous ouvres la porte ! C’est une phrase extraordinaire. Je lui dis : « tu mesures ce que tu es en train de dire ? c’est à dire que par définition, du fait que je suis un mec de droite je devrais être forcément quelqu’un de sectaire ? Je lui ai dit :«voilà, la droite elle est plus complexe que tu ne le penses.»
Michel Bampély : Des chercheurs se penchent sur la trajectoire des enfants de l'immigration, notamment en observant leur insertion professionnelle. Comment expliquez-vous qu'après 40 ans de culture hip hop, sa communauté d'origine ne soit quasiment pas insérée à la tête des organismes publics et privés dans le monde de la culture ? Je pense notamment à votre lettre adressée aux responsables culturels que vous avez sollicités pour organiser votre festival.
Renaud Donnedieu de Vabres : C'est vrai qu'il y a eu un prisme historiquement daté qui était moins porté sur les traditions culturelles et artistiques, que sur la question des origines et des pratiques religieuses. C'est tout à fait vrai et votre question me rappelle des réunions parfois très vives que j'avais avec un comité qu'on avait constitué au ministère, le comité Averroès que je réunissais régulièrement. Il y avait des sportifs, des journalistes, des artistes et où les représentants de la communauté afro-antillaise étaient très virulents, considérant que dans un certain nombre de débats, ils étaient marginalisés. Et c'est vrai que même si les cultures urbaines ne se résument pas à la religion musulmane, ce serait des amalgames qui n'auraient pas lieu d'être, il y avait des sujets posés liées à la pratique religieuse, à leurs conséquences, à ce respect de pouvoir pratiquer sa religion pensant que ça pouvait générer des tensions dans la société française. C'est vrai qu'il y a eu une sorte de regard principalement marqué sur la banlieue au sens diversité culturelle et diversité religieuse et un peu moins sur l'aspect communauté d'origine et respect de la marque de fabrique d'une musique et d'une culture.
J'en avais bien conscience et celui qui a joué un rôle déterminant dans cette reconnaissance c'est Jacques Martial, grand acteur que je me rappelle avoir découvert à Avignon dans le off du festival. Il interprétait les cahiers de Césaire où il était particulièrement virulent. Je considérais que son cri était légitime et il s'est retrouvé ensuite, avec la bénédiction du président Chirac, président de la Villette. J'avais bien conscience qu'il fallait faire très attention, et là où vous avez raison, c'est que l'origine des créations a beaucoup d'importance. Ensuite pour un créateur c'est très bien que sa propre musique, que sa propre expression soit portée par d'autres cultures, d'autres traditions.
Michel Bampély : La culture hip hop est universaliste ...
Renaud Donnedieu de Vabres : Elle est universaliste mais elle a une marque de fabrique d'origine. On l'a moins portée, je le reconnais volontiers.
Michel Bampély : J’ai interrogé une élue qui est en charge des cultures urbaines au Mans. Une des valeurs essentielles que la ville porte est l’égalité entre les femmes et les hommes. La municipalité insiste donc dans ses manifestations culturelles pour assurer une représentation paritaire. Quelles sont pour vous les valeurs de droite à défendre dans un projet culturel ?
Renaud Donnedieu de Vabres : Les deux valeurs essentielles sont le respect de l'histoire et l'ouverture, la tolérance. C'est les deux. Ça veut dire que quelle que soit la religion ou l'absence de religion, ressentir la beauté d'une cathédrale c'est quelque chose d'important, de culturel et de majeur. Quelle que soit la religion ou la couleur de peau d'un gamin d'aujourd'hui, il doit pouvoir entrer et découvrir l'intérieur d'une cathédrale, non pas comme uniquement comme un temple religieux mais comme édifice culturel de beauté, de paix, de respect, de tolérance. Il ne faut jamais être négationniste par rapport à l'histoire et puis il y a l'effervescence, la diversité, et cette notion de tolérance est très importante. L'histoire et la tolérance, je trouve que c'est une bonne dialectique pour la droite.
Michel Bampély : Que répondez-vous à cette frange de la droite réactionnaire qui stigmatise les populations des banlieues, en affirmant par exemple que le rap est une sous-culture, une invasion barbare ?
Renaud Donnedieu de Vabres : Il y a toujours des incompréhensions, des intégrismes, des sectarismes qui sont à l'oeuvre au sein de la société française. Je n'ai rien contre le chant grégorien mais il y a des français qui ne jurent que par la musique de Bach et le chant grégorien. Il y a des formes d'émergences, il y a des phénomènes de société qu'il faut comprendre. Vous pouvez trouver des gens ultraconservateurs, c'est une évidence, et d'autres qui sont beaucoup plus progressistes et ouverts. Il y a toujours des incompréhensions. Je pense qu'effectivement on vit une période de repli identitaire. Chaque communauté quelle qu'elle soit a tendance à se dire que le voisin est une menace. Ce qui a été dangereux dans notre pays c'est quand les majorités, je ne parle pas des majorités politiques, mais bien des majorités culturelles ou religieuses, se sentent dans leurs craintes de devenir minoritaires, défiées parce qu'à ce moment-là elles se recroquevillent. Ça interpelle tout le monde car au-dessus de nos épaules, au-dessus de nos identités, au-dessus de nos traditions, de nos cultures, de nos religions, de nos vies sexuelles, au-dessus de tout cela, il y a un ciment qui est celui de notre pays, qui est celui de la République.
Je suis issu d’un dialogue conflictuel entre les religions. Mon père était protestant, ma mère catholique. Les protestants en France sont une minorité, une minorité très agissante qui essaie de se protéger comme toute minorité. Elle est encore plus dynamique peut-être parce qu’elle se sent minoritaire. J’ai été élevé dans une grande culture de la liberté, de la responsabilité. J’attache beaucoup d’importance au respect de l’indépendance et de la liberté. Avant de critiquer, de condamner, j’essaie toujours de comprendre ces formes d’émergences artistiques parce qu’aujourd’hui, elles sont devenues part entière de la vie culturelle et artistique française.