Enfin une bonne nouvelle avant la pause estivale : les evzones sont des êtres humains, mais oui, parfaitement. Ouf ! Les evzones - la Grèce éternelle, quoi -, inépuisable matière à immortels selfies (à défaut de pouvoir en réaliser avec Socrate). Les evzones, mais aussi, rassurez-vous, les Bretonnes, les rikishis, Himbas, kasedori, geishas, asafo, Hereros, cocorico (parce que la France doit rester la France), quelques autres encore, et plus généralement toute fière créature en uniforme, costume traditionnel, religieux exotique, professionnel même - soyons inclusifs que diable ! l’appartenance (même simplement huit heures par jour) ne ment pas.
«Tous humains» : dans sa brochure de présentation de la saison 2018-2019, le Théâtre national de Chaillot (1), grâces lui soient rendues, nous informe, au cas où nous l'ignorerions, que nos semblables (plutôt portraiturés comme nos dissemblables, puis épinglés tels de somptueux papillons) ne sont pas des poupées folkloriques (en dépit ici des apparences). Apparences que l'on doit au travail du photographe Charles Fréger, artiste associé au théâtre, qui «marquera la saison de son empreinte, afin de célébrer la richesse de la diversité de l'humanité», nous explique le directeur.
Une diversité très sélective, cependant : de vieux, gros, moches, sales, miséreux et autres éclopés de la vie, nulle trace sur une seule photo, quoique le manifeste de présentation de la saison évoque «les populations condamnées à vivre dans la rue, les migrants, les «plus que pauvres»». Il est vrai que la blonde finlandaise aux allures de sotte mais à la «winner face», ou le très photogénique guerrier africain (2) glorifié - vitrifié sur une couverture à l’esthétique douteuse enrobée, pour les effets de couleurs, de chic publicitaire arty, c’est nettement plus glamour. Ainsi «l’art et la création» pourront-ils compter «parmi les valeurs et les bonheurs partagés par tous». La mélodie du bonheur vous dis-je. Tout le monde il est joli, très joli, très joli, pfuit, oublié le malheur. L’art, c’est bien cela, n’est-ce pas ? Trop bien !
Plus sérieusement.
«Tous humains», donc. Même les «autres», doit-on comprendre.
La formule du slogan ne laisse pas d’embarrasser cependant : car si l’on pense avoir à préciser le point, c’est qu’on pourrait en douter.
Ce qui sera «célébré» (drôle de mot) sera donc la «diversité» («de l'humanité» nous instruit-on). «Diversité» : le maître mot. Mais quelle «diversité» au juste ? Celle, vivante, mobile, inattendue, que nous auraient fait saisir par exemple des images de rue, captées ici ou ailleurs ? Ou, dans le parti pris clairement culturaliste adopté ici, celle d'une juxtaposition d'identités figées (rien de mieux alors que l'uniforme), fixées comme pour l'éternité par la tradition (surtout chez les exotiques) ? C'est dans cette optique innocemment conservatrice (la tradition, il n'y a que ça de vrai, n'est-ce pas ?) que Justin Trudeau, Premier ministre du pays des «accommodements raisonnables» (mais pour autant source parfois d'insolubles problèmes), a cru bon de se déguiser en «vrai» Indien lors de sa visite en Inde l'hiver dernier, ou que Dupont et Dupond se griment dans le Lotus bleu en Chinois de toc authentique, afin de mieux passer inaperçus (raté ! et les Chinois comme vous et moi en rient encore…).
Par suite, l’on se trouve face à une esthétisation kitsch de ladite «diversité», tout en clichés touristiques, qui choisit de mettre l’accent non sur notre commune humanité, sensible, au-delà de la diversité «culturelle», dans la moindre scène de rue ou gestes quotidiens, mais sur la clôture d’appartenances communautaires (supposées), lesquelles semblent ici définir ce que serait que d’être un humain. D’éventuel dissident à tel ou tel groupe, point, d’ailleurs, dans ces images totalement lisses, et si pittoresques. Ces figures, celles d’un imaginaire strictement identitaire, enferment à double tour les uns et les autres dans ce qui les sangle à une affiliation - le deuxième tour de clé tenant à l’usage de ce travail photographique par les choix de communication du théâtre.
Voilà donc l’humanité mise comme il faut en coupe réglée, réduite à l’absurde addition de particularismes de pacotille. Non sans enjeux politiques redoutables, sous les bonnes intentions assez niaiseusement (emprunt au lexique québécois) affichées.
Pour éclairer ce débat tristement contemporain, on ne saurait trop recommander la lecture de l'excellent ouvrage de Jens-Martin Eriksen et Frederik Stjernfelt, les Pièges de la culture : les contradictions démocratiques du multiculturalisme (4). Et si l'on veut cet été voyager dans l'ondoyante diversité humaine, intime et mondiale, pourquoi ne pas embarquer pour une traversée enchantée des Essais de Montaigne ? Actuelle, à n'en pas douter.
(1) https://www.theatre-chaillot.fr/fr/saison-2018-2019 (2)«Asafo», dit la légende de la photo : tribu guerrière, dont le nom signifie «peuple de la guerre»… (3) Metis Presses 2012.
Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Fœssel, Sabine Prokhoris et Frédéric Worms.